De la résistance systématique aux réformes, on passe au refus de l’application de la loi et, plus grave encore, à la remise en question permanente de certains jugements pour des considérations souvent corporatistes. Tout cela au moment où tout le monde plaide pour l’indépendance de la justice, mais font le gros dos à la règle sacro-sainte qui fait que les magistrats rendent leurs verdicts en leur intime conviction. Profitant de l’affaiblissement de l’Etat, chacun a tendance à faire de son mieux pour remuer le couteau là où il fait le plus mal, pour préserver des intérêts fussent-ils mal acquis.
En plus de ce cafouillis qui perdure depuis maintenant plus de six ans, c’est la tension permanente qui est entretenue dans presque tous les secteurs d’activité. Malgré les décisions d’augmentation, il est vrai, controversées, des salaires dans les secteurs public et privé, la fièvre revendicatrice ne baisse pas d’intensité et la liste des préavis de grève ne cesse de s’allonger. Au fil du temps, on a pris conscience que le bras de fer et la menace rapportent toujours quelque chose et que le gouvernement, qui gère au plus près, préfère acheter la paix sociale au prix fort, pour éviter la confrontation avec les syndicats, non pour apporter des solutions durables qui éviteraient au pays le scénario du pire.
Signe des temps, tout le monde rouspète ces derniers jours, médecins, ouvriers des chantiers, personnel des hôpitaux publics, douaniers, fonctionnaires des recettes des finances, patrons d’entreprises, commerçants victimes du commerce anarchique, agriculteurs… Et tout le monde brandit la menace de la grève et de la perturbation de la bonne marche du service public.
Chez nous, quand on veut exprimer un sentiment de dépit ou de colère on barre les routes, on construit un mur sur le passage du train, ou on décrète tout bonnement la grève et l’arrêt du travail. L’ouverture d’un point de vente de boissons alcoolisées a entraîné l’arrêt total, cinq jours durant, du trafic ferroviaire entre Tunis et le reste des régions du sud du pays. Heureusement qu’Ennahdha et Nidaa Tounes ont donné raison aux contrebandiers des spiritueux, en provoquant la fermeture d’un magasin qui offre un produit qu’on préfère revendre d’une manière illicite, comme dans la période de prohibition.
Pour un pays qui travaille très peu, une grève de plus ne dérange pas outre mesure. Depuis le temps qu’on n’a pas cessé de claironner que la grève est un droit constitutionnel, nos syndicats ont fait le meilleur usage de cette arme. Quand un chauffeur de bus provoque un charnier par sa conduite imprudente, on fait la grève pour intimider la justice et conférer au fautif l’immunité requise. Dans nos régions, on a trouvé une meilleure astuce. Pour le moindre alibi, les syndicats régionaux décrètent la grève générale et paralysent toute activité dans les services publics.
C’est la rue qui fait la loi et qui impose de plus en plus son diktat. De l’autre côté, on ne fait que constater une quasi absence de la puissance publique et une grande hésitation lorsqu’il s’agit de l’application de la loi. Alors que l’une des missions essentielles du gouvernement d’union nationale a été de restaurer le prestige de l’Etat, de donner un sens à l’Etat de droit et de restaurer la confiance des opérateurs. Huit mois après, on constate que les mêmes causes qui ont précipité le départ de Habib Essid de la primature persistent. Le laxisme, l’absence de vision et le manque de détermination à aller de l’avant sur la voie des réformes et de la lutte contre toutes les sources de dysfonctionnement continuent à obérer l’action gouvernementale.
Deux petits exemples illustrent le délabrement de la vie publique et cette incapacité à engager des actions énergiques qui donneraient le bon ton, le bon signal. Le premier concerne le commerce anarchique dont le gouverneur de Tunis a pourtant annoncé la fin à coup d’actions spectaculaires et parfois de décisions fortement applaudies. L’on s’est aperçu que tout ce qui a été fait n’a été qu’un leurre, puisque la disparition des étals anarchiques de l’avenue Charles de Gaulle, par exemple, ne résiste pas plus d’une heure. Tout le monde connaît la règle et joue le jeu pour que le statu quo perdure et qu’on outrepasse la loi et on défie l’Etat.
Le deuxième se réfère à la visite effectuée par une délégation parlementaire en Syrie à l’effet de renouer les relations diplomatiques et de discuter de l’épineux dossier des Tunisiens qui combattent dans les rangs de l’organisation terroriste Daech. Pour ces deux missions, dont la gravité n’échappe à personne, on s’est aperçu que l’initiative entreprise par les députés entre dans le cadre d’une simple visite personnelle et qu’aucune coordination préalable avec le président de l’ARP, ni avec la présidence de la République n’a été faite pour conférer à leur action la force et la crédibilité nécessaires. Ce qui est grave, ce genre d’affaires n’offusquent nullement les pouvoirs publics qui se terrent dans un silence lourd et qui sont beaucoup plus prompts à faire profil bas qu’à trancher dans le vif.
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