La loi passe avant la raison d’État

Alors que les Tunisiens attendent la date des élections, le tribunal administratif a décidé d’annuler la liste des 36 candidats pressentis pour composer l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE). Inattendue, cette décision a divisé l’opinion entre refus et adhésion. Le processus est aujourd’hui plus que jamais sujet à caution. Analyse.

«Quand on veut établir un État de droit, on n’a aucune alternative. Il faut respecter les décisions du tribunal administratif … même si cela peut déclencher des crises d’État. Cela est tout à fait normal, ou alors revenons au Califat», nous a affirmé Chawki Gaddes, enseignant en droit public à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, et Secrétaire général et exécutif de l’Association tunisienne du droit constitutionnel (ATDC). Cette association compte organiser demain la présentation de 80 recommandations faites par huit associations sur les élections.

 

Affaire… «suspendue»

Ce terme «suspendu» semble dériver du processus de la transition, mais avec des nuances. La suspension des activités de l’ISIE et du Dialogue national intensifient les crises en Tunisie. «La décision du tribunal administratif n’a tout de même pas remis en cause l’existence de l’ISIE. Certes il y a eu une forme de crise, mais pas au point de bloquer totalement le processus», nous a affirmé Moez Bouraoui, président de l’organisation ATIDE.

Les juristes «connaisseurs» en la matière ont été favorables à cette décision du tribunal administratif puisqu’elle repose sur la notion de la légitimité. D’autres, notamment appartenant aux partis politiques, l’ont vivement critiquée. «Ils peuvent critiquer ce qu’il veulent, ce sont des gens qui ne sont pas connaisseurs des impératifs de l’existence de cette juridiction. C’est comme une personne qui scie une branche alors qu’elle est assise dessus. Elle lui permet de ne pas tomber et donc la protège et pourtant elle la scie.»

 

Les pour et les contre

L’impasse au niveau de l’ISIE continue à faire débat dans les médias. Dans l’immédiat, des solutions doivent être proposées afin de relancer les activités de l’instance. Lors de son débat avec l’avocat Abdeljaoued Harazi, la députée d’El Massar, Salma Baccar, aurait insisté, vendredi dernier sur la chaîne «El Hiwar », sur le respect impératif des décisions du tribunal et des magistrats. 

Certains partis ont été favorables à la décision du tribunal. Quelques-uns ont mis l’accent sur la légitimité du tribunal, d’autres ont tiré la sonnette d’alarme sur les conséquences pouvant en découler dans ce contexte de crise. Ainsi, Néji Jamal, membre de la commission de tri et député d’Ennahdha à l’ANC, s’est demandé pourquoi le tribunal administratif n’avait pas pris en considération la conjoncture. Il a souligné que l’interprétation de cette liste devait aller en faveur de l’intérêt général du pays et ne devait pas bloquer le processus de transition. Le député avait affirmé sur Shems FM que l’ANC ne comptait pas respecter la décision du tribunal administratif. Où irait cette guerre de légitimité? La crise peut-elle déclencher un blocage total du processus ?

Certains points de vue restent  nuancés. «Certes, le juge du tribunal administratif a la légitimité de la décision administrative. Le tribunal a la fonction du contrôle de la légalité de la loi. Sauf que ce contrôle doit être effectué en fonction d’un article qui n’était encore ni promulgué ni publié au moment où l’annulation a été décidée. La rigueur est liée au fondement légal de la loi», nous a affirmé Slim Loghnami, professeur de droit public.

«Le rôle de ce tribunal est incontournable, surtout en l’absence d’un juge constitutionnel et surtout quand on a en face une confusion des pouvoirs et une concentration entre les mains d’une Assemblée», nous a affirmé Chawki Gaddes, Secrétaire général de l’ATCD.

En outre, la décision du tribunal administratif a été considérée par certains comme étant une mesure judicieuse, car elle permet, contrairement à ce que pensent plusieurs acteurs, de gagner du temps. «Le tribunal administratif a tous les pouvoirs de remédier aux problèmes quand il y a une faute commise par la commission de tri. Je  ne veux pas que cette faute donne par la suite de mauvais résultats», nous a fait savoir Najla Bouriel, membre de la commission. Avant d’expliquer : «Si les travaux de la commission de tri ne sont pas faits dans les règles de l’art, dans toute la transparence requise et que la façon de travailler et d’appliquer l’échelle d’évaluation n’est pas correctement faite, il va y avoir une ISIE qui n’est pas indépendante et cela va contribuer à ce que les élections ne soient pas aussi correctes qu’on le voudrait.»

 

Des solutions?

La décision du tribunal aura assurément des conséquences sur la date des prochaines élections, soit en les retardant soit au contraire en les accélérant. Plusieurs solutions se prêtent en vue de remédier au blocage.

«On a déjà proposé à la commission d’autres solutions et c’est à elle de choisir la solution la plus appropriée. Toute décision émanant du tribunal administratif se fait a posteriori. Maintenant, il faut rouvrir de nouveau la candidature au conseil supérieur de l’ISIE», nous a précisé Moez Bouraoui, président de l’ATIDE.

Moez Bouraoui préconise, d’une part, de travailler uniquement sur les 8 premiers candidats sélectionnés. Ainsi le vote des 36 candidats, selon les degrés de l’évaluation, ne se limitera pas à ces huit et sur l’échelle professionnelle. «De ce fait, nous aurons deux critères, l’expertise et  l’expérience dans ce domaine. Les enjeux politiques seront ainsi limités du moment qu’on a garanti  l’expérience», a-t-il précisé.

D’autre part, le président de l’ATIDE propose de travailler sur le vote de la commission spéciale de tri des candidatures à l’ANC, sur les quatre premiers candidats qui ont les meilleures notes, notamment sur la base des résultats des concours.

Une réunion a été prévue à l’Assemblée nationale constituante entre les groupes parlementaires pour discuter des nouvelles dispositions à prendre suite à cette décision. «Je crois qu’on va recommencer tout le travail à zéro et refaire le vote. Le tribunal administratif devrait fournir une justification en cas de refus», nous a affirmé Najla Bouriel. Avant de poursuivre : «Il y aura quelques petites modifications. Nous allons faire un procès-verbal après chaque réunion ainsi que des rapports, mais nous ne savons pas encore s’ils seront publiés ou pas. J’espère que la société civile aura accès à ces réunions.»

L’évaluation des candidats s’effectue à différentes échelles. La première se base sur «le certificat scolaire» du candidat. Or, les autres échelles portant sur des aspects de «la vie personnelle» des candidats, comme la nébuleuse de l’indépendance compliquent le tri et sont sujettes à interprétation. L’échelle de l’évaluation doit ainsi être revue.

Ce n’est pas la première fois que le tribunal administratif décide de suspendre le processus. Le 14 mai dernier, appelé à statuer sur la grille de barème concernant l’âge, les diplômes et l’expérience, le tribunal avait décidé de geler les activités de la commission de tri des candidatures à l’ISIE. Depuis, conformément à l’article 41 de la loi organique relative au tribunal administratif, la commission devait s’abstenir de toute application de cette grille (dès la notification de la décision), retirer la grille de barème originale et la remplacer par une nouvelle en adéquation avec la décision du tribunal.

Chaïmae Bouazzaoui

 

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