La longue route vers l’égalité

Au cœur des grandes transformations dans les paradigmes des politiques publiques, la question des inégalités est probablement celle qui a retenu le plus l’attention des acteurs politiques et sociaux au cours des dernières années. Les rapports et les essais qui ont été publiés au cours des dernières années ont mis en exergue la progression rapide des inégalités dans la plupart des pays du monde. Les effets de la montée des inégalités ne se sont pas limités seulement aux réflexions et aux études, mais ont un impact politique dans la mesure où ils ont été à l’origine de la montée des mobilisations politiques et sociales et d’une grande instabilité politique dans un grand nombre de pays du monde. D’ailleurs, les révolutions du printemps arabe un certain hiver 2011 ont montré que les inégalités et la marginalisation sociale pouvaient remettre en cause la stabilité des plus grandes dictatures et ont joué un rôle majeur dans l’ouverture d’une nouvelle page dans l’histoire politique arabe moderne.

La question sociale et la montée des inégalités sont devenues au cours des dernières années une question centrale dans le débat public global. Ainsi, l’essai de Thomas Piketty « Le capital au XXIe siècle » publié en 2013 aux éditions du Seuil, est devenu un grand succès mondial. T. Piketty avait évoqué l’évolution de la question des inégalités à travers l’histoire. Cet essai a ouvert la porte à un grand nombre de publications qui se sont intéressées à cette question et en a fait le mal le plus profond qui ronge les sociétés démocratiques.

Ces publications, ainsi que les luttes politiques, ont réussi à créer une grande mobilisation politique et sociale contre les inégalités et leur aggravation dans les sociétés démocratiques. Mais, cette mobilisation, en dépit de son importance, n’a pas été en mesure d’influencer les politiques publiques pour mettre fin aux inégalités et la mise en place d’un nouveau contrat social basé sur l’égalité et la justice.

Mais, cette question est revenue dans le débat public au cours des derniers mois avec un changement important dans les priorités. Le débat aujourd’hui ne concerne plus la critique de la montée des inégalités mais tourne autour des politiques publiques à mettre en place pour renverser cette tendance et le retour au principe de l’égalité comme un fondement des sociétés démocratiques.

Pour comprendre les politiques qui ont contribué dans l’histoire longue et le cheminement difficile de l’égalité, certains n’ont pas hésité à revenir à l’histoire économique globale.

 L’égalité sociale dans l’histoire
Plusieurs études se sont intéressées au cours des derniers mois à la dynamique longue de l’égalité au cours des deux derniers siècles. L’essai de Thomas Piketty « Une brève histoire de l’égalité » publié récemment au Seuil a constitué la principale contribution dans cette lecture historique. Mais, en dépit de son intérêt, cet essai n’a pas eu le même accueil dans le débat public que ses précédents.

Thomas Piketty est arrivé à d’importants résultats dans cette lecture historique de l’égalité sociale. Le premier résultat concerne la nature des inégalités qui sont le résultat de constructions sociales et des politiques publiques mises en œuvre au cours de l’histoire et des intérêts sociaux qui ont cherché à les maintenir et à les défendre.

Le second résultat mis en exergue par Tomas Piketty concerne cette tendance longue dans les sociétés modernes pour une plus grande égalité sociale depuis la fin du 18e siècle jusqu’au début des années 1980. Les sociétés humaines évoluaient vers des organisations sociales plus égalitaires que les sociétés féodales et les autres formes d’organisation sociale qui les ont précédées.

Le troisième résultat est relatif aux conditions politiques et historiques qui ont contribué à ces évolutions et à l’émergence de sociétés plus égalitaires. L’auteur met l’accent à ce propos sur deux aspects importants qui ont joué un rôle majeur dans cette dynamique, à savoir les luttes sociales d’un côté et les grandes crises économiques de l’autre. Ainsi, les grandes grèves des années 1930 dans les pays capitalistes ont-elles contribué à un saut important dans la dynamique de l’égalité avec l’adoption d’un grand nombre d’avancées sociales dont la réduction du temps de travail, les congés payés ainsi que de fortes augmentations de salaires. Les pays développés ont également connu la même dynamique suite aux grandes grèves qui ont accompagné les révoltes de la jeunesse au cours du mois de mai 1968.

De la même manière, les grandes crises économiques ont largement contribué dans cette longue route de l’égalité dans les pays développés. L’exemple le plus important concerne la grande crise de 1929 qui était à l’origine de l’apparition de l’Etat-providence qui a cherché à lier l’accroissement de la productivité à celui des salaires afin de créer les marchés nécessaires capables d’absorber l’offre. C’est probablement Henry Ford qui a le mieux expliqué cette dynamique lorsqu’il a déclaré que son objectif principal c’est que les salariés de ses usines soient en mesure d’acheter les voitures qu’ils ont produites.

Le quatrième résultat suggéré par Thomas Piketty concerne les politiques mises en place dans les pays développés pour entamer cette longue marche vers l’égalité, notamment la participation démocratique, les politiques de sécurité sociale, les politiques de l’impôt progressif, les politiques sociales, notamment en matière de santé et d’éducation, les impôts sur l’héritage et les droits syndicaux.

Cette marche vers l’égalité n’est pas propre aux sociétés développées mais concerne aussi celle entre pays.

 La dynamique de l’égalité internationale
Cet essai ne s’est pas limité à l’étude de la question de l’égalité dans les pays capitalistes développés mais s’est également intéressé à l’étude de leur dynamique entre les pays du Sud et du Nord. Thomas Piketty est parvenu à trois conclusions majeures.

La première, c’est une grande montée des inégalités entre les pays capitalistes développés et leurs colonies au cours de la longue période allant de 1820 à 1950. L’exploitation coloniale a joué un rôle majeur dans cette explosion des inégalités. L’auteur a avancé des chiffres importants sur le niveau de cette exploitation, ce qui donne une légitimité à la revendication des réparations avancées par un grand nombre d’activistes politiques et de partis et d’organisations de la société civile du Sud vers leurs anciennes colonies.

Le second résultat concerne la période allant de 1950 à 1980 qui a connu une certaine stabilisation des inégalités entre les pays du Sud et du Nord avec les indépendances et la fin de la colonisation directe et de l’exploitation coloniale.

Le troisième résultat concerne la période allant de 1980 à nos jours et qui a été marquée par une réduction des inégalités suite au développement rapide que les pays du Sud ont connu et à l’avènement des pays émergents comme la Chine, l’Inde ou les pays du Sud-Est asiatique, le Brésil et l’Argentine et bien d’autres pays.

Le recul historique de l’inégalité
Les études historiques ont montré que la route vers l’égalité est semée d’embûches et peut connaître dans l’histoire des reculs et des retours en arrière. Plusieurs raisons expliquent ces reculs, dont la résistance des élites et des classes dominantes face aux atteintes à leurs intérêts. En même temps, il faut mentionner que les luttes ne conduisent pas souvent à des gains concrets sur la voie de l’égalité.  Si l’histoire a été marquée par des progrès majeurs sur la voie de l’égalité, cette dynamique va connaître des reculs depuis le début des années 1980 avec la révolution néolibérale et qui vont se poursuivre jusqu’à nos jours. Le Rapport sur les inégalités mondiales publié récemment par le Laboratoire global sur les inégalités mis l’accent sur le retour du spectre des inégalités au niveau global.

Plusieurs indices sont significatifs de ce retour en arrière et de la montée des inégalités. Le premier concerne la répartition du revenu et le rapport global d’indiquer que les 10% les plus riches perçoivent 52% du revenu global alors que les 50% les plus pauvres ne perçoivent que 8,5% en 2020.

Le second indicateur concerne la répartition de la richesse où les inégalités sont supérieures à celles du revenu. Le rapport global a indiqué que les inégalités dans ce domaine ont augmenté à partir des années 1990 et que les 10% les plus riches disposent de 76% de la richesse globale alors que les 50% les plus pauvres n’en disposent que 2% à la fin de l’année 2020.

Le troisième indicateur concerne l’évolution des inégalités après la pandémie de la Covid-19. Et, contrairement à ce que l’on pense d’un recul des inégalités suite aux importantes interventions sociales mises en place par les différents pays pour sauver l’économie et venir en aide aux couches sociales les plus démunies, les résultats de ce rapport indiquent le contraire. Ainsi, les couches les plus aisées ont pu accumuler près de 3600 milliards de $ en termes de richesses supplémentaires au cours de l’année 2020. Ces gains sont liés à la montée de la Bourse, particulièrement suite aux politiques monétaires expansionnistes mises en place par les banques centrales et les fiables des taux d’intérêt qui ont permis à ces couches d’augmenter leurs investissements sur les marchés financiers.

Le quatrième indicateur met l’accent sur le transfert important de richesses du secteur public vers le secteur privé dans un grand nombre de pays du monde. Ce rapport souligne que la richesse privée aux Etats-Unis a connu une importante progression en passant de 326% du PIB en 1970 à 592% en 2020. L’Europe a également connu la même tendance et la fortune privée est passée de 312 à 633% en France et de 230% à 502% en Allemagne du PIB au cours de la même période.

Le cinquième indicateur évoqué par ce rapport concerne l’augmentation des inégalités entre les hommes et les femmes dans la mesure où les femmes n’ont perçu que 35% des revenus du travail en 2020.

Le sixième indicateur important avancé par ce rapport concerne la contribution des différentes couches sociales dans la pollution et la détérioration de l’environnement. Ce rapport souligne que les 10% les plus riches aux Etats-Unis émettent 73 tonnes de CO2 alors que les 50% les plus pauvres n’ont émis que 9,7 tonnes au cours de l’année 2020.

Ces indicateurs mettent l’accent sur les reculs enregistrés au cours des dernières années dans la dynamique historique de l’égalité, ce qui a été à l’origine d’une montée des luttes sociales et politiques pour mettre fin à cette tendance.

Les rapports sur les inégalités publiés récemment contiennent de plus en plus d’informations sur les inégalités dans le monde arabe.

Le monde arabe, la région la plus inégalitaire dans le monde
L’étude des indicateurs et des rapports publiés récemment, et en dépit du manque d’informations statistiques exhaustives, montre que le monde arabe est la région la plus inégalitaire dans le monde. Le Rapport sur les inégalités mondiales a confirmé cette conclusion par le biais d’une série d’indicateurs majeurs.

Pour ce qui concerne la répartition du revenu, ce rapport indique que les 10% les plus riches dans la région ont perçu 58% du revenu en 2020 qui est la part la plus élevée dans le monde.

On peut constater également la même tendance pour ce qui est de la répartition des richesses où les 10% les plus riches détiennent 77% des richesses selon ce rapport au cours de l’année 2020 et qui est l’une des parts les plus élevées au monde.

On retrouve cette tendance dans la répartition par genre où le rapport global souligne que les femmes n’ont perçu que 14,8% du total des revenus du travail en 2020.

Ces premiers indicateurs statistiques sur la situation sociale dans le monde arabe indiquent une explosion des inégalités au cours des dernières années suite à l’effritement du contrat social post-indépendance.

Ces chiffres expliquent également l’entrée du monde arabe dans une phase de révolutions et d’instabilité politique depuis le printemps arabe. Ces tendances exigent des efforts importants afin de faire face à cette tendance notamment à travers la construction d’un nouveau contrat social inclusif et durable.

Les politiques publiques en faveur de l’égalité
Ces indicateurs et ces chiffres sur l’évolution des inégalités ont suscité un important intérêt dans le débat public. Ce débat a connu une évolution importante au cours des dernières semaines dans la mesure où les analyses sont passées de la mesure des inégalités et des grilles de lecture de leur évolution à une réflexion sur les politiques publiques à mettre en place pour inverser cette tendance et revenir sur le long chemin de l’égalité sociale.

On a enregistré à ce niveau quelques contributions sur les politiques publiques à mettre en place pour initier une nouvelle dynamique. Ces contributions mettent l’accent sur deux dimensions importantes.

La première concerne la redistribution des revenus à travers des politiques fiscales dynamiques. Ces analyses mettent l’accent sur une série de propositions dont la progressivité de l’impôt, l’impôt sur la fortune ou l’impôt sur l’héritage. Ces propositions ont été à l’origine d’importantes controverses sur leur utilité ainsi que leurs résultats financiers.

La deuxième dimension de ces politiques publiques concerne l’accent mis sur le retour de l’Etat social à travers le développement des investissements publics dans deux secteurs cruciaux qui ont joué un rôle historique dans l’égalité, à savoir l’éducation et la santé.

Les propositions sur les politiques publiques à mettre en place en faveur de l’égalité exigent plus de débats et d’échanges entre les experts et surtout entre les acteurs politiques pour parvenir à des choix politiques capables de contribuer à un retour des dynamiques en faveur de l’égalité.

La question des inégalités est aujourd’hui au centre des débats publics et des échanges des experts comme des hommes politiques dans la mesure où elle a largement participé à la crise des régimes démocratiques. Nous devons comme tous les pays du monde mettre la montée des inégalités et de la marginalisation sociale au centre de nos préoccupations afin de mettre en place les politiques sociales nécessaires pour reconstruire un contrat social qui fera de l’égalité sociale son fondement essentiel.

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