La malédiction de l’eau

Depuis le 14 janvier la dégradation de la situation sécuritaire, associée à l’implosion des revendications populaires entretient et reproduit la quasi paralysie de l’économie.

Parmi les incidences de ce phénomène global figure un processus paradoxal. A l’heure où presque partout ailleurs il s’agit de prier pour demander au ciel d’arroser les cultures flétries, à Sedjnane, la paysannerie parcellaire maudit la pluie.

Au lieu-dit “Aïn Essouda » situé dans la imada « Mcharga », Ridha Saïdane interviewé le 8 janvier 2015, me dit : « Ces derniers jours au Cap Bon, des imams organisent la « salat al istisqa » (prière imploratrice de la pluie).

Chez nous les années pluvieuses pourrissent les récoltes fourragères, céréalières et maraichères. Depuis trois ans, les services publics n’assurent plus le drainage des oueds et l’encombrement bloque l’écoulement des eaux. Partout cette rétention provoque l’épandage hydraulique.

Sans cesse imbibés, les sols pourrissent les récoltes et perdent leur fertilité ». Intégrés au « groupement de développement agricole » un ensemble de paysans place le curage des oueds au tout premier rang de leurs principales revendications. Pour cette raison l’Agence japonaise de coopération internationale  accorde au CRDA de Bizerte un fonds destiné à traiter les 3738 hectares du périmètre envasé. Car la stagnation des eaux pluviales retarde le cycle des campagnes agricoles et oblitère la productivité moyenne des terres. Le régime pluviométrique avec ses 800 mm environ par an combine le déracinement des cultures, le glissement des terrains et l’érosion due au ruissellement. Le CRDA de Bizerte confie l’investigation appliquée au projet de ce drainage à un bureau d’études.

Sociologue de l’équipe, je mène l’enquête auprès des paysans rassemblés pour la seconde fois ce 8 janvier. Pour ma part, il s’agit d’évaluer le degré d’acceptation ou de refus du projet dans la mesure où l’exploration sociologique précède l’exécution technique. Jadis, l’absence de concertation butait sur l’opposition des paysans une fois les travaux engagés.

Maintenant, lors de la discussion, l’un des intervenants récuse le principe même de ce drainage projeté : « Nous n’avons aucun besoin de ce travail inutile. Vous allez lacérer nos terres exiguës. Ces fossés de cinq mètres vont s’élargir encore et grignoter nos parcelles dont certaines ont moins d’un quart d’hectare.

Les autres paysans, tel un seul homme, coupent la parole du récalcitrant. Entre autres, Amor ben Ahmed, Sassi ben Yahia, Mohamed ben Abed et Abbassi, tous de la même fraction tribale, interviennent avec la franchise liée à la ruralité : « Ecoute, choisis, ou bien tais-toi, ou alors quitte-nous. Tu ne représentes que toi-même. Perchée sur la partie élevée, ta parcelle échappe à la stagnation des eaux. Tu n’est pas dans notre cas. Nos vaches peinent à marcher avec leurs pattes enfoncées dans l’argile mouillée ». Loin de perdre la face, le remis à sa place revendique son droit de parler : « La Révolution est venue. Il n’y a plus de tais-toi. Je reste et je parle ». Ce propos le montre, l’air du temps n’est pas qu’un mot. Ce mini conflit pointe vers deux règles fondamentales de l’anthropologie entendue au sens large de connaissance de l’homme par l’homme.

D’une part, le discours dépend du lieu d’où son émetteur parle. Ici, l’énoncé du paysan opposé au projet trouve son explication dans la situation particulière de sa parcelle surélevée. D’autre part, Kant le théoricien de l’éthique, formule ainsi l’un de ses quatre principes catégoriques : « Agis toujours de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle ».

En effet, qu’adviendrait-il du projet au cas ou tous adoptaient la position prise par le contestataire singulier ?

La réplique des intéressés au drainage illustre l’arbitrage à trouver entre l’intérêt général et l’avantage particulier. L’occultation de l’universel par le singulier conduirait à perpétuer la navigation du bateau sur la malédiction de l’eau. A leur manière spécifique, penseurs et laboureurs désignent le même référent par deux vocabulaires différents.

Dans ces conditions le sens commun et le surplomb théorique avancent main dans la main.

Leur séparation assassine la culture immolée sur l’autel de l’inculture et retire sa raison d’être à l’écriture. Sur le périmètre voué au drainage, une relation unit deux langages. Ce pont, jeté entre les tenants du sens commun et les munis d’une boîte à outils, fonde la communication des chercheurs avec les paysans.

Sur le terrain de l’exploration pratique, l’échange implique la simplification, jargon académique. Ce même problème rejoint le thème de la vulgarisation médiatique.

Une minorité cultivée lit la revue et un effectif plus élargi acquiet les quotidiens adaptés au profil des lecteurs majoritaires. A sa façon poétique, superbe et quelque peu élitaire, Boudelaire cligne vers cette question de la distinction perçue à travers le prisme de ces vers : « Celui dont les pensées, comme des allouettes,/Vers les cieux le matin prennent un livre essor. / Qui plane sur la vie et comprend sans effort / Le langage des fleurs et des choses muettes ». Outre le message émis par l’émetteur et décodé à son arrivée au récepteur le choix du mot, le rythme et la rime ajoutent leur beauté au style de qualité. Avec l’énonciation de la pensée approfondie, la plume transmet le plaisir d’écrire au désir le lire. Une fois liquidée, la jouissance partagée surgit le drame de l’écriture sans âme.

Voilà pourquoi, n’en déplaise au populisme dominant, les débutants, armés de fausses et tristes justifications, peinent à suivre les vétérans.

 

 

 

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