Il est parti sans bruit. Malgré l’annonce et la présence du Chef du gouvernement, il n’aura pas eu les funérailles nationales que l’on doit aux hommes d’Etat. Il en était un, mais son parcours a été de manière indélébile entaché par le souvenir désastreux du collectivisme. Ahmed Ben Salah, le super-ministre de Bourguiba, a rêvé d’un projet socio-économique pour la Tunisie, mais les Tunisiens de l’époque de l’indépendance ne l’ont pas partagé. Ils n’y ont pas été préparés, ils y ont été contraints. Et la traversée du désert fut : dégradation, condamnation, exfiltration, exil, retour et oubli. Une malédiction semble peser sur la tête des hommes d’Etat tunisiens : les anciens ont presque tous quitté le pouvoir par la petite porte ou par la porte de derrière et les nouveaux n’ont aucune chance de faire mieux. Leur première faute a été de dénigrer leurs prédécesseurs, leurs efforts et leur travail, sans avoir l’honnêteté de distinguer la bonne graine de l’ivraie, les vraies réalisations des manquements ou des abus. La seconde faute est le bilan désastreux de dix ans de Révolution démocratique. Cette fois, ce sont les Tunisiens qui ont fait un rêve en 2011, mais ce dernier est en train de se transformer en cauchemar.
L’espoir né cette année-là a levé très haut la barre des revendications et des attentes au point qu’aucun dirigeant, aussi futé soit-il, n’a pu, à ce jour, rentrer dans le costume du responsable politique qu’il a brigué. Cette fois, c’est la nouvelle classe politique qui n’est pas préparée au grand changement. Il est facile de discourir, il reste le plus important : concrétiser.
L’inexpérience politique doublée d’une avidité pour le pouvoir a ouvert grandes les portes des institutions, des administrations et des instances devant le clientélisme, la corruption, l’incompétence aux plus hauts postes de l’Etat et l’érosion des acquis et des ressources. Les partis politiques (environ 220) censés être des forces de propositions et des pépinières pour futurs dirigeants, futurs hommes d’Etat, ne sont plus, pour la plupart du moins, que des points de rencontre, plus ou moins grands, pour les opportunistes de tout bord en quête de bénéfices de tout genre. Si bien que leur souci premier n’a pas été de chercher l’homme ou la femme qu’il faut au poste de responsabilité qui convient, mais de s’accaparer les clés du pouvoir et ses sombres couloirs sans laisser la moindre chance à autrui, au plus méritant.
Et les exemples ne manquent pas. Le dernier en date nous est donné aujourd’hui par la lutte interne qui ébranle le mouvement Ennahdha.
Les nahdhaouis n’en sont pas à leur première crise, mais celle-ci est inédite. L’exemplarité en termes de discipline derrière le cheikh ne semble plus d’actualité. Le mouvement islamiste est plus que jamais menacé de divisions et d’effritement. Pour quoi ? Pour le poste de président du parti. Rached Ghannouchi, qui en est à sa quatrième décennie de présidence à la tête du parti, veut s’y maintenir. Pour cela, il envisage de modifier l’article 31 du règlement intérieur afin de s’octroyer un troisième mandat, autrement dit une présidence à vie. Pour Rached Ghannouchi, les contraintes de la démocratie, telles que l’alternance, doivent être respectées par les autres et seulement par les autres.
Ses compagnons de route sont divisés sur la question et ceux qui s’y opposent l’ont fait savoir publiquement. Une centaine de dirigeants nationaux et régionaux ont signé une pétition appelant leur chef à ne pas amender le règlement intérieur, l’invitant ainsi à laisser sa place à autrui. Une première qui en dit long sur ce qui attend Rached Ghannouchi dans les prochains jours et semaines, même si les bruits de craquement dans l’édifice nahdhaoui ont commencé à se faire entendre depuis quelques mois avec la démission de dirigeants de première ligne comme Zied Laadhari, Abdelhamid Jelassi et avec l’entêtement de Ghannouchi de reporter indéfiniment la date de la tenue du 11e congrès.
Qui aurait cru que les dirigeants nahdhaouis se mettraient, eux aussi, à laver leur linge sale en public ? Et pas n’importe quel linge ! La succession de leur chef spirituel à la tête du mouvement historique. Une succession supposée être en harmonie avec les défis de la conjoncture actuelle : transition démocratique, rajeunissement de la classe politique et ancrage de la mutation du mouvement dans un parti civil et moderne. C’est un oiseau rare que les nahdhaouis devront trouver.
En même temps, les Mekki, Ben Salem, Dilou, Jelassi et les autres n’envisagent pas du tout de faire du tort à un des leurs qui plus est le président de l’Assemblée des représentants du peuple. Sauf que l’une (présidence) ne va pas sans l’autre. Rached Ghannouchi le sait mieux que quiconque. En tant que président d’Ennahdha, il est un président de parlement fort et influent qui peut tenir tête au président Kaïs Saïed, faire « la loi » au Parlement et gérer simultanément et de manière coordonnée les affaires de l’ARP et de Montplaisir. Si Ennahdha a un nouveau chef, Ghannouchi perdra de son aura. Il ne pourra plus faire ce que bon lui semble. Même son fidèle Noureddine Bhiri pourrait être remplacé à la présidence du bloc parlementaire. Ghannouchi compte sur la nouvelle troïka (Ennahdha-Al Karama-Qalb Tounes) pour garder la main sur l’ARP, mais pour combien de temps ? Bâtie sur les intérêts des uns et des autres, cette alliance est aussi fragile que contre-nature, surtout que l’impopularité du cheikh et des islamistes augmente chaque jour un peu plus.
Le cheikh risque lui aussi de mal partir. A l’ARP, il a déjà été affaibli par une première motion de retrait de confiance votée par 97 députés, ce qui signifie que ses déboires ne sont plus avec Abir Moussi seulement. Il est peut-être encore temps pour lui de sortir par la grande porte.
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