Les images d’un adolescent violemment agressé, déshabillé en pleine rue et placé dans une posture humiliante par des policiers sous des propos goguenards, sont injustifiables, quels qu’aient été les faits, répréhensibles, commis le mercredi 9 juin 2021, lors de cet incident qui a eu lieu à Sidi Hassine, quartier populaire de la capitale. Cet abus moral et juridique ne risque pas seulement d’enflammer davantage la rue et d’accroître ainsi le danger d’un soulèvement populaire et d’un engrenage sans fin d’agression et de répression brutale. Comme les images des émeutes du 14 janvier 2011, il répand dans les esprits une malsaine imagerie de l’effondrement total. La mémoire, nous avertit Freud, est un acte d’imagination. Nous réinventons nos souvenirs tout au long de notre vie. Si bien que ce qui nous revient au fil du temps, ce n’est pas la scène originelle, mais l’image que nous en avions la dernière fois que nous nous en sommes souvenus. C’est ce «pouvoir transformateur» de la mémoire qui vise à combler les trous d’un scandale à partir d’un grain de sable, cette accoutumance mortifère qu’il convient de briser, avant que la haine ne s’enracine dans le pays. Ce qui s’évanouit ici, c’est l’humain, le rêve, la liberté, la dignité, l’espoir, et, à travers tout cela, une certaine idée que le peuple se faisait encore de la démocratie. «Te voilà chassé de l’imaginaire et des souhaits. Te voilà ébranlé. Plus de stabilité. Te voilà en toi-même, réduit à toi-même, drapé dans ton impuissance et ta colère», écrivait Mahmoud Messaâdi dans «Assod» (Le barrage ). Cette scène ignoble, une mise à nu érigée en spectacle haineux dans les réseaux sociaux, reste cependant en arrière-plan du vrai problème. Ce qui nous intéresse le plus ici est de comprendre ce que la haine qui précède la violence gratuite révèle de la psyché du peuple tunisien. Car cette haine fut loin d’être circonscrite aux quelques policiers, mais largement partagée par plusieurs politicards au pouvoir et dans l’opposition. À l’instar de ce député islamiste, l’un des concepteurs de l’obscurantisme, qui affirme ouvertement la nécessité d’utiliser la violence la plus brutale contre ses adversaires politiques et idéologiques. Il faut évoquer ces tendances extrémistes et néo-fascistes qui ont traversé le corps de la classe politique ces dernières années et faire le procès d’une décennie de braise et d’un pouvoir malhabile à déceler les souffrances d’une population dont le comportement fut un mystère insondable et qui, tout au long de cette période, n’eut de cesse de se préserver du regard de ses bourreaux derrière un mur de silence. À chaque période ses bourreaux. À chaque génération le carnage qui l’a fait naître à elle-même en la jetant dans une mobilisation plus ou moins destructive. À chaque tyrannie, donc, le scandale qui produit un effet de cisaille sur les consciences, parce qu’il engage tout ce à quoi l’être humain tient et annonce l’abjection qui vient. Hier un marchand ambulant. Aujourd’hui un adolescent désœuvré. Ce sont les abus de détenteurs du pouvoir à l’encontre de simples citoyens. Les acteurs de la terreur furent experts dans la manière de manipuler les évènements et d’inventer les prétextes pour exercer leur pouvoir tyrannique. Autour des prédateurs suceurs de sang, voraces et immoraux, dont les mafieux de la classe politique sont les maîtres, se déploie un univers de haine et de vengeance. Franchement, rien ne va plus. On étouffe, cela en devient indécent. Il est temps de faire table rase, même si la table est déjà fichtrement déséquilibrée. Karl Marx ayant mobilisé dans la première partie du Capital (1867), la figure du vampirisme pour symboliser celle des prédateurs. Et voilà que le vampire a reçu, chez nous, les pleins pouvoirs pour se couler dans presque tout le corps du pouvoir et cela pourrait bien tourner à l’émeute, voire à la guerre civile. Dans son récent roman «Qui a tué Chokri Belaïd ?» «le grand écrivain Abdelkader Bel Haj Nasser lance un avertissement à tous ceux qui prétendent relancer l’espérance en des lendemains qui chantent : «Commencez d’abord par traverser ce sombre fleuve où l’appétit de liberté côtoie la soif du sang versé».
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