La médecine en deuil

Ils sont assurément peu nombreux les êtres qui, par une alchimie curieuse tels des héros du grand écran, pour que leur aura  s’incruste dans le conscient collectif  pour finir par devenir  synonyme d’une réussite sans faille. Leur notoriété aussi bien de leur vivant que posthume  est perçue comme une donnée quasi-naturelle, n’exigeant aucun effort de démonstration ni même de présentation. Leur nom traverse les générations qui leur concèdent le privilège de la popularité sans avoir besoin de creuser les pistes intellectuelles pour en comprendre les raisons et les fondements. Il suffit de les prononcer pour faire appel à tous les égards comme s’ils étaient porteurs de consensus..

Saïd Mestiri, qui vient de tirer sa révérence,  est incontestablement de ceux-là. Son départ, aussi particulier fut-il, s’il réveille nostalgie et regret pour certains ne laisse personne indifférent. Les traces indélébiles qu’il laisse derrière lui parleront pour lui comme, de son vivant, elles avaient le mérite de tracer le contour d’une carrière exceptionnelle à tout point de vue.

Mais comme toute histoire, aussi particulière fut-elle, elle a inexorablement une fin.

La semaine dernière, un homme est parti, épuisé par l’âge, mais auréolé d’une existence essentielle, vécue pour l’altérité  et les valeurs suprêmes de l’humanisme ; Said Mestiri, le maître, le professeur, le chirurgien, et l’écrivain s’est éteint dans son lit, glissant dans l’au-delà avec, pour bilan de départ, le livre d’une œuvre accomplie. Et pour cause. La médecine, à laquelle il consacra sa vie lui gardera et pour longtemps encore intacte la place de fier guerrier qu’il a toujours été et celle du superbe artisan du scalpel qu’il fut  durant la seconde moitié du siècle dernier, à l’époque des pionniers, dans une Tunisie naissante qui cherchait à  relever les défis  de son indépendance acquise.

Labeur et défis

Sûrement qu’avant de nous quitter, il a dû, dans un bref moment de lucidité, repasser en mémoire le film de toute une existence — la sienne — de labeur et de défis. Et elle fut bien pleine son existence et remplie à satiété  de choses qui auraient pu meubler des carrières entières. Mais n’est-ce pas le lot des seuls élus, ceux qui, dotés d’un parfait don d’ubiquité, savent multiplier leurs talent pour en faire matière à différentes vocations. Et le professeur, «monsieur», comme aimaient à l’appeler avec grand respect ses disciples, avait du talent à revendre. Que retenir de ce qu’il a fait ? Les prouesses chirurgicales, le mérite du chercheur, l’humilité du pédagogue, la perspicacité de l’historien, le talent de l’écrivain ou la qualité de l’homme  en défi continu avec son temps ? Comment résumer une vie aussi singulière et si plurielle ? Mais laissons de côté les appréhensions et prenons les choses comme elles viennent, dans leur chronologie brute.

L’histoire, parce que c’en est réellement une, commença très tôt. À peine âgé de la vingtaine, le jeune Saïd, soutenu par sa famille, postula pour des études médicales. Après une scolarité réussie à Khereddine pour le primaire, au lycée Carnot pour le secondaire et à la faculté de médecine et de pharmacie d’Alger pour le supérieur, entre 1942 et 1946, il réussit successivement au concours d’externat  et à celui d’internat des hôpitaux d’Alger.  Il vit par la suite  le sérieux de ses études être couronné par un Doctorat de médecine après une brillante soutenance, en 1948,  d’une thèse sur  le traitement moderne des brûlures. Il venait d’avoir tout juste 29 ans.

Parcours exceptionnel

C’est le retour à Tunis quelques années plus tard qui allait mettre le jeune médecin sur l’orbite de sa véritable carrière de spécialiste. Tout démarra par sa nomination dans l’équipe chirurgicale de l’hôpital Sadiki, encadrée par les prestigieux Jean Demerleau, Salah Azaiez et   Roger Ganem. Cela lui permit, grâce à l’opportunité qui lui était offerte, d’arrêter définitivement son choix de carrière, une carrière qui allait s’avérer porteuse de promesses et  de résultats probants. À peine la trentaine accomplie, en 1951 précisémment, il se vit désigné comme chirurgien assistant des hôpitaux de la Tunisie. Il partit alors pour un long et si particulier parcours de médecin, doublé d’un chirurgien de haute volée. Sa venue dans la spécialité avec une poignée de valeureux jeunes médecins et qui allaient, chacun dans sa spécialité, contribuer à faire de la médecine tunisienne ce qu’elle est aujourd’hui, ouvrit par la grâce des circonstances, le potentiel des défis et l’impulsion fougueuse des volontés  les portes toutes grandes à l’audace. Et de l’audace, le jeune Saïd, en avait à revendre. Avec l’indépendance et les multiples contraintes de tout ordre auxquelles le pays était confronté, il importait que tous les cadres tunisiens — et ils étaient bien peu nombreux en cette période  — se convertissent en infanterie pour battre en brèche les obstacles occasionnés par le départ forcé des Français. Les structures sanitaires étaient par voie de conséquence «paumées» pour ainsi dire, réduites au strict minimum et privées de possibilités réelles à même de leur permettre d’assurer dans ces circonstances qui étaient la leur. Toutefois ce qui manquait le plus  et pesait de tout son poids  résidait en toute logique dans la modestie des infrastructures par rapport aux besoins sans cesse croissants en matière de santé. La réalité pathologique était dominée par de nombreuses maladies aussi bien infectieuses que parasitaires qui n’hésitaient pas à lancer de véritables défis, par complications interposées, à la chirurgie.

Les perles d’une vie de recherche

En cette époque critique de manifestations pathologiques, la tuberculose osseuse et l’échinococcose posaient particulièrement problèmes. Le docteur Mestiri s’y intéressa et leur consacra tout son savoir-faire. Les spécialistes rapportent qu’il sut leur trouver des parades chirurgicales appropriées. À ce titre, il procéda entres autres, raconte t-on,  au curetage direct les abcès dits «pottiques» et les abcès froids, minimisant et évitant de la sorte la fougueuse dissémination de l’agent causal, le B.K, ainsi que la menace des surinfections. Les résultats plus qu’encourageants obtenus firent l’objet d’une présentation par le chirurgien devant l’Académie française ainsi que devant le Congrès de médecine arabe du Caire  et la Société tunisienne des sciences médicales Le chemin ainsi tracé pour le spécialiste qui multiplia les initiatives scientifiques concernant plusieurs pathologies qui ne manquaient pas de poser de réels problèmes pour la chirurgie, comme le cas du kyste hydatique, comme le rappelle le professeur Amor Chedly, un autre monstre sacré de la médecine tunisienne dans un article récent consacré à l’illustre défunt,   par L’introduction des méthodes choliangiographiques et radiomanométriques et l’adoption de la périkystectomie.

 Souvenir et nostalgie

 Et les «percées» en chirurgie de continuer et d’apporter à chaque fois leurs lots de satisfaction et de confirmer le jeune docteur dans sa vocation. Ce dernier enchaîna jusqu’à son départ à la retraite, en 1985, les postes et les consécrations. Après un parcours de chirurgien assistant des hôpitaux de Tunisie, il est promu en 1956  au poste de chef du service  de chirurgie de l’hôpital Habib Thameur. Entre 1964 et 1966, il a été nommé comme médecin général avant de se voir désigné au cours de l’année 1965 chef de service  à l’hôpital Ernest Conseil, aujourd’hui la Rabta, poste qu’il occupera avec brio jusqu’à 1985. En parallèle, il a occupé le poste de président et celui de vice-président jusqu’à la date de son départ pour une retraite méritée. Entre-temps, il s’est occupé de la Société tunisienne des sciences médicales en tant que président. En 1970, il est chargé par ses pairs de la vice-présidence du Conseil national de l’ordre des médecins tout en poursuivant les fonctions de professeur des cours de chirurgie à la faculté de médecine jusqu’en 1980.            L’enseignement lui permit de développer des qualités pédagogiques innées, ce qui fut pour des générations entières d’étudiants — pour la plupart devenus aujourd’hui de grands médecins eux-mêmes —  une source inépuisable pour aimer la médecine et ses diverses spécialités. Il a été présent durant les laborieuses années d’enseignement et d’apprentissage dans les salles de classe ou dans les amphithéâtres, que ce soit à la faculté ou dans les écoles paramédicales et les centres de formation des secouristes. Se donnant sans réserve dans un style feutré qui lui était propre, il sut inculquer le savoir à ses disciples qui lui ont toujours voué un respect intarissable doublé d’une reconnaissance indélébile auquel seuls les  grands maîtres ont droit.

Et c’est justement ce qui resta de lui après sa retraite et qui demeure vivace à l’orée de sa vie auprès de ceux — et ils sont légion — qui ont eu l’occasion de le connaître et de croiser son savoir et sa science. Aujourd’hui si le souvenir est triste parce qu’une figure emblématique est partie, rejoignant les autres – Zouhaier Seffi, Hssouna Ben Ayed et tant d’autres — qui ont contribué à rendre la santé plus heureuse, un autre sentiment plus profond submerge certains de ceux qui avaient pris l’habitude de le croiser dans leur présent. La nostalgie ou la douce brise du manque et de l’absence…

«Le médecin dans la cité» et les autres…

Il n’aurait pas été médecin, il se serait fait incontestablement un nom – et non des moindres — dans le monde de l’écriture. A  preuve qu’il a offert durant plus de trente ans à la bibliothèque scientifique et académique tunisienne en particulier. Pourquoi trente ans seulement alors que l’illustre auteur en a vécu beaucoup plus, presque un siècle, dont 70 ans passés dans la vie active et  sur le devant de la scène universitaire ? La raison en est que l’homme  en plus du fait d’être prolixe en écriture était bourré de talent. Les trente ans dont il est question ici sont ceux de l’après retraite, c’est-à-dire tout le temps où l’homme a raccroché sa blouse de chirurgien et de chef de service pour donner libre cours à sa rage d’écrire ; le résultat est impressionnant avec une liste d’ouvrages qui auraient fait la carrière d’un écrivain durant toute sa vie.

Excellant dans le genre biographique, Saïd Mestiri  a exploré pour nous, dans un phrasé superbe, la vie d’illustres personnages, que ce soit ceux appartenant au monde politique ou ceux ayant fait l’histoire de la médecine ; il s’est essayé non sans un égal succès à l’autobiographie, mais cela ne s’est produit que ponctuellement.

 Ahmed Soulaymane

Voici un aperçu de ce qu’il nous a laissé :

Moncef Bey (tome 1) – le règne – 1988

Moncef Bey (tome 2) – chronique des années d’exil – 1990

Le ministère Chenik – à la poursuite de l’autonomie interne – 1991

Le métier et la passion, chirurgien en Tunisie, 1995

Albucassis, AbulKacem Khalaf Ibn Abbès Az-zahraoui, grand maitre de la chirurgie arabe – 1997

Le médecin dans la cité, origines et évolution de la médecine arabo-islamique – 2OO6

Moncef Bey -2008

Moncef Mestiri, aux sources du Destour – 2011

Dates clés

naissance à Tunis le 22 juin 1919

entre 1951 et 1985, il occupe tout à tour les postes de médecin chirurgien  et de chef de service de chirurgie dans différents hôpitaux

de 1970 à 1980, il est désigné comme professeur de chirurgie à la faculté de médecine de Tunis.

départ à la retraite en 1985

publication depuis 1985 d’une série d’ouvrages, réédités pour la plupart

décès à Tunis le 19 août 2014.         

 

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