L’instabilité politique est la source de toutes les crises économiques et sociales qui secouent la Tunisie depuis 2011. En voilà une autre et avec le même procédé : après l’islam, c’est au tour de la démocratie d’être en danger, slogan brandi par les « gelés du Parlement » pour détourner l’attention de l’opinion des véritables débats qui traitent des vrais enjeux et qui éclairent la conscience collective sur les décisions de Kaïs Saïed du 25 juillet dernier et du 22 septembre courant. Visiblement, les leçons n’ont pas été tirées, à savoir que les divergences politiques sont exprimées par la violence verbale proférée par des représentants de l’élite politique et que les polémiques stériles provoquées par des acteurs politiques aux abois, loin des préoccupations des citoyens, sont à l’origine du ras-le-bol général et du 25 juillet 2021. Retour donc aux agitations et aux tentatives de noyer le poisson. Dans le cas d’espèce, c’est prétendre que la fin des islamistes décrétée par Kaïs Saïed le 25 juillet entraîne la fin de la démocratie et le retour à la dictature.
Des mouvements de protestation ont donc eu lieu deux week-ends de suite, 18 et 27 septembre courant, sur l’avenue emblématique de Habib Bourguiba, aux abords du ministère de l’Intérieur, mais sans répression ni arrestations. Les anti-Saïed et les pro-Saïed, face à face, séparés par un cordon sécuritaire et des barrières amovibles. Il faut craindre que ces mouvements perdurent et se transforment en confrontations physiques, car ni les uns ni les autres ne gagneraient à faire marche arrière. Les islamistes s’accrochent au pouvoir et les autres ne veulent plus les voir, ni à l’ARP ni à la Kasbah.
Kaïs Saïed a tenu sa promesse de respecter les libertés et les Droits de l’Homme. Parmi les manifestants, de grands opposants à Kaïs Saïed, politiques et leaders d’opinion, qui n’ont pas battu le pavé depuis fort longtemps et surtout les islamistes qui ont toujours « milité » dans la clandestinité. L’engagement de Kaïs Saïed à « respecter les libertés et les Droits de l’Homme et surtout qu’il n’intentera aucun procès contre ceux qui le critiquent, voire même qui l’humilient et l’insultent » a sans doute contribué à rassurer ses adversaires et à les encourager à investir les rues au grand jour, après des semaines d’expectative inquiète. Aucune dérive policière à relever, par contre, des agressions de manifestants contre des journalistes. A rappeler tout de même à ceux qui craignent le retour de la dictature, que quelques semaines auparavant, avant le 25 juillet, ils étaient, eux-mêmes, au pouvoir et Hichem Mechichi, leur allié, au ministère de l’Intérieur ; les jeunes manifestants qui protestaient contre le chômage et l’absence d’horizons étaient alors évacués à la matraque et certains d’entre eux mis sous les verrous.
Cette affaire des libertés est donc réglée. Que reste-t-il ? Les pouvoirs législatif et exécutif confisqués par le président de la République, en vertu du décret n° 2021-117 du 22 septembre, qui devient ainsi un supra-président au-dessus de tous et de tout contrôle jusqu’à une date encore indéfinie. Là, Kaïs Saïed a tout faux. Il a, semble-t-il, mal interprété l’adhésion quasi générale des Tunisiens à ses décisions du 25 juillet qui ont mis fin à « l’Etat d’Ennahdha » (Daoulat Ennahdha) et à l’hégémonie de l’islam politique. Certes, il est le seul homme d’Etat à pouvoir faire cela : porter un coup fatal aux islamistes – Ennahdha est en cours de désintégration – alors qu’ils étaient au sommet de leur gloire, arrogants et peu regardant sur les souffrances des Tunisiens qui mouraient étouffés par la Covid devant les portails des hôpitaux. Ils n’ont aucune vergogne aujourd’hui à crier au loup qui menace de dévorer la démocratie, la leur. Il est le seul à les affronter, parce qu’il est atypique. Par conséquent, il est inutile de chercher dans les procédés classiques et les méthodes usuelles des arguments pour faire dénigrer ce qu’il a osé faire, d’autant que plus de 90% des Tunisiens ont exprimé leur satisfaction et leur soutien aux décisions de Kaïs Saïed du 25 juillet. Reste le 22 septembre. Là, il a d’emblée commis une imprudence en passant au décret 117 qui lui attribue les pleins pouvoirs sans avoir nommé un chef de gouvernement et sans avoir démarré la reddition des comptes à l’encontre de ceux qui ont mené le pays à la ruine.
Kaïs Saïed a fauté, sans que personne puisse affirmer si c’est de bonne foi ou non, parce qu’il ne communique pas. Techniquement, il a fauté en s’octroyant le pouvoir exclusif de disposer de l’avenir des citoyens sans consulter quiconque, même pas ceux qui font partie de l’élite du pays et qui le soutiennent. Son décret 117 est donc considéré comme une usurpation des pouvoirs et inquiète les Tunisiens, bien que beaucoup d’entre eux gardent leur confiance en lui et restent optimistes, étant donné que les décisions exceptionnelles sont censées être limitées dans le temps. Oui, le retour à la normale est souhaité par tous les Tunisiens. Mais de quelle normalité s’agit-il ?
C’est là que les Tunisiens attendent Kaïs Saïed, l’imperturbable qui ne change pas de stratégie, convaincu, comme il l’a souvent déclaré, qu’il agit dans le strict respect de la Constitution de 2014, dès l’activation de son article 80. Sauf que le diable se cache dans les détails que le président n’a pas dévoilés dans sa feuille de route annoncée le 22 septembre, ce qui fait douter de ses intentions et de ses choix futurs. Pourquoi n’a-t-il pas fixé de date butoir pour les mesures exceptionnelles ? Pourquoi n’a-t-il pas consulté un nombre raisonnable de personnalités et de partis politiques avant de suspendre une large partie de la Constitution de 2014 ? Cela aurait servi à lever beaucoup d’équivoques en donnant de la visibilité et de la transparence à son projet politique, à permettre d’instaurer un débat public et d’avancer ainsi plus vite vers la sortie de crise.
Le président Kaïs Saïed peut compter sur le soutien des 90% des sondés tant qu’il garantira les libertés et les Droits de l’Homme que les Tunisiens ne sont plus disposés à céder. Mais le volet socioéconomique reste primordial et là, Kaïs Saïed est en train de perdre des points, maladroitement, parce qu’il ne donne pas au temps l’importance qui est la sienne. Le président a besoin de temps parce qu’il n’a pas de parti politique derrière lui, une machine qui met au point son projet, et qu’il ne veut pas travailler avec les corrompus. Mais seul, jusqu’où ira-t-il et quand ? Toutes ces questions sans réponses sont des obstacles devant les défis majeurs que l’Etat tunisien doit relever dans les domaines urgents et vitaux (finances publiques, endettement extérieur, attentes sociales). Des partis politiques et des personnalités de tout bord soutiennent le président, il devrait chercher au moins parmi eux « les patriotes et les intègres » pour l’épauler.
La tâche de Kaïs Saïed n’est pas aisée et il lui manque un outil déterminant pour préserver sa proximité des Tunisiens et son taux élevé de popularité, car en politique, rien n’est acquis définitivement : la communication. Le président a besoin d’être coaché et aidé pour apprendre à être plus éloquent et contenir sa colère. C’est loin d’être un luxe quand on est un symbole de l’Etat et qu’il faut savoir comment parler aux foules, parfois en furie, et les convaincre.