La parole aux historiens

Par Fayçal Chérif

La table ronde tenue le samedi 5 avril 2014 à la Fondation Hached s’est juxtaposée à la commémoration du 14e anniversaire de la disparition d’Habib Bourguiba. Le thème choisi par le conférencier Fethi Lissir, historien contemporanéiste était Bourguiba et l’histoire. Cette rencontre s’est assigné comme but de réunir exclusivement des historiens pour débattre de cette question. Étaient présents : Adel ben Youssef, Kmar Bendana, Mustapha Tlili, Moncef Bani, Mohammed Dhifallah, Fayçal Cherif, Madame Jamila Hached, fille de feu Farhat Hached et d’autres invités venant d’horizons divers.

 

Nouredine Hached, président de la Fondation, est intervenu à plusieurs reprises pour évoquer des souvenirs et surtout pour rappeler le rôle immense qu’incombe aujourd’hui à l’Histoire et aux historiens de travailler sur des grands dossiers loin de toute instrumentalisation dont elle fait l’objet aujourd’hui.

Bourguiba et son héritage demeurent la plus grande source de polémique et il faudrait, pour dépassionner ces controverses politiciennes, que les historiens sortent un peu de leurs carcans et investissent le domaine public en parlant à haute voix pour expliquer et situer les événements historiques dans leurs contextes précis, mais aussi, et surtout, de creuser en profondeur certains thèmes peu étudiés et permettre ainsi la création d’un savoir accessible à tous.

Parmi ces thèmes peu évoqués, ou parfois occultés, figurent les rapports de Bourguiba avec l’Histoire. Acteur historique de premier plan, comment Bourguiba fit-il usage de l’histoire et dans quel sens cette discipline lui a-t-elle servi de guide dans son action politique ? Mais tout d’abord quel état des lieux pouvons-nous dresser aujourd’hui de la culture historique chez nos hommes politiques ?

 

De la culture historique chez la classe politique actuelle

Dans son intervention, Fethi Lissir avait raison de considérer que le plus grand danger de l’usage fait de l’histoire est le contenu des manuels scolaires. Il est vrai que les premiers préceptes, voire les dogmes historiques, sont forgés dès le premier âge par des notions historiques auxquelles tout Tunisien doit convenir et qu’il doit considérer comme des vérités quasiment absolues. Peu de gens auront la possibilité de creuser en profondeur dans les bas-fonds des problématiques que pose l’histoire. Aujourd’hui, on ira même jusqu’à prétendre que la culture historique de nos hommes politiques ne dépasse guère ce qu’ils ont appris à travers ces manuels. Et ce n’est guère réducteur, car il suffit de poser des questions précises sur l’histoire de la Tunisie ou sur quelques ouvrages historiques pour noter les limites de leurs connaissances. Plus de 90% de Tunisiens se sont forgé leurs connaissances historiques à travers les manuels scolaires, connaissances qui culminent au bac par l’étude de l’histoire contemporaine.

Les écrits historiques académiques et problématiques demeurent l’apanage d’une élite et ce savoir est resté désormais cloisonné entre les murs de nos universités et bibliothèques. Ajoutons à cela le peu d’engouement vis-à-vis de la lecture et l’on comprend aisément que l’histoire et sa lecture soit restées strictement «primitives» au sein de la classe politique aujourd’hui, à quelques exceptions près. En histoire contemporaine, période polémique et brûlante à bien des égards, l’étude du mouvement national tunisien et de la colonisation française reste soumise dans nos manuels scolaires à une lecture sommaire et «chronologique», elle ne pose pas les problématiques du «sens» que revêtent ces faits. Les médias aussi ne font pas le relais de l’université dans la recherche des faits historiques et pour poser des problématiques profondes, voire philosophiques, des actions des hommes et des peuples. De cette image parfois folklorique de l’histoire, Bourguiba s’en dégage et il semble avoir su comment faire pour y demeurer telle une icône et en faire intelligemment usage.

 

Bourguiba se voyait dans le Panthéon de l’Histoire

Durant ses études de Droit à Paris, Bourguiba traversait presque quotidiennement le Panthéon où il pouvait contempler non sans admiration ces grands hommes auxquels une bâtisse monumentale avait été consacrée. Cette image est restée gravée dans sa mémoire et à ce titre, il a même esquissé le projet de création d’un panthéon tunisien, projet qui n’a jamais vu le jour. Il se limita tout au plus à ériger un panthéon familial dans sa ville natale de Monastir dit «jardin de la famille Bourguiba.»

On pourrait affirmer sans équivoque qu’Habib Bourguiba souhaitait investir le panthéon de l’Histoire et il faut reconnaitre que peu d’hommes ont cette prétention et le talent nécessaire pour y parvenir. Il existe des paliers dans la grandeur des hommes ; le patriotisme et l’humanisme sont une étape nécessaire pour parvenir à l’échelon ultime : le panthéon des grands hommes qui ont fait l’histoire et il était pleinement conscient de ce but, s’y était même dévoué. Cette ambition, légitime par ailleurs, n’était pas artisanale et n’était pas le fruit d’un travail laborieux, mais était plutôt prise sous un angle artistique, comme l’affirmait Nietzsche, où le talent de l’homme visionnaire fera œuvre dont le legs traversera les siècles. On peut donc dire que Bourguiba était obnubilé par l’idée de laisser des traces non seulement dans l’histoire de la Tunisie, mais aussi dans le monde arabe et même à l’échelle de l’humanité. Il pensait au plus profond de lui et le disait à haute voix qu’il était la continuation d’Hannibal et surtout de Jugurtha et d’Ibn Khaldoun. Dans son palais de Carthage, le buste le plus exposé et mis en valeur était celui de Jughurta, il pensait continuer l’œuvre que ce grand chef bien ancré dans l’histoire antique du pays.

Bourguiba se situe aujourd’hui, dans la mémoire collective des Tunisiens et d’une grande partie de ceux qui l’ont connu, entre le mythe et l’histoire. Acteur certes, mais différent des autres, car il était visionnaire et porteur d’un projet. Il a œuvré sa vie durant à rester intègre, peu attiré par les biens matériels, il aimait se consacrer à ses grands desseins pour le bien de « sa » Tunisie et de ses habitants, ses «enfants» ; un paternalisme poussé à l’extrême, qui n’est guère exempt de profonde sincérité. Bourguiba n’a jamais tenté d’écrire lui-même son histoire, ni sa biographie, il a tout au plus exposé ses idées et sa vision pour la Tunisie à travers ses ouvrages. Ainsi, il était profondément convaincu qu’il faisait l’histoire en tant qu’acteur universel et que ses faits et gestes allaient être suivis à la trace aussi bien par les médias que par l’histoire qui était son ambition ultime, l’histoire avec un «H».

 

Bourguiba voulait donner une teinte quasiment sacrée à son œuvre

Nul doute que Bourguiba avait bien étudié la mise en scène de toutes ses apparitions publiques et privées et lors de ses rencontres avec les grandes personnalités de ce monde. Son amour parfois démesuré pour le théâtre, depuis les années trente, lui a donné une énergie et une imagination extraordinaire pour dominer les foules par son éloquence et son charisme. Il n’est pas étonnant que Bourguiba ait bâti un mini-théâtre à l’intérieur du palais de Carthage où il se plaisait à inviter des troupes à donner leurs spectacles. Dans l’entrevue de Rambouillet entre Bourguiba et De Gaulle, le 28 février 1961, celui-ci qualifia Bourguiba d’acteur qui s’apparente extraordinairement au théâtre et il avait raison. Bourguiba avait cette prédisposition d’orateur et d’acteur.

Dans les années trente, le retour à la vie du prophète Mohammed était en vogue. C’était à la fois un retour à la religiosité, mais aussi à l’histoire de ce grand personnage. Aussi, dans sa mise en scène que dans la réalité de son personnage et ses actions, il voulut se donner une teinte de sacré en faisant correspondre nombre de ses œuvres à des faits historiques à travers une terminologie religieuse. Quand Bourguiba parlait de son enfance, il faisait l’analogie avec celle du Prophète. De ces usages, Bourguiba avait fait correspondre son immigration en Orient en 1945 à celle du Prophète quand il partit de la Mecque vers Médine (l’hégire). Aussi se plaisait-il à emprunter le terme de «discorde» (fitna) quand il qualifia l’insurrection yousséfiste entre septembre 1955-1956. Par ce biais et ce n’était guère une hérésie à l’époque, il voulait se rapprocher de cette image à la fois si populaire du prophète, mais aussi profondément respectée et vénérée. Au début des années 60, alors que la Tunisie subissait une des plus grandes canicules de son histoire, il promulgua une fatwa incitant les Tunisiens à rompre le Ramadhan, car il était incompatible avec le travail et surtout pour l’état de santé de la population surtout celle d’âge avancé. Lui seul et aucun autre leader arabe pouvait se permettre cette audace et ce courage de rompre un tel tabou et d’assumer toutes les critiques possibles et imaginables. Mais je pense, qu’au fond de lui-même, il croyait avoir cette autorité religieuse du moins sur un aspect qui impactait profondément la vie quotidienne des Tunisiens.

 

Les rapports de Bourguiba avec l’Histoire et les historiens

Les relations entre Bourguiba et l’Histoire sont doubles. D’une part, il pense ce rapport avec l’histoire en tant qu’acteur de premier plan et bâtisseur de la Tunisie. D’autre part, il était chroniqueur et insistait par-dessus-tout à laisser un héritage, surtout matériel. Il insistait au tout début de son gouvernement, en 1956, à faire suivre ses activités à travers les actualités tunisiennes. Ces discours, ses rencontres, ses déclarations, ses déplacements étaient suivis à la trace et c’est Bourguiba en personne qui insistait à chaque fois pour léguer des traces. De là sa conscience profonde de l’importance des médias et de ce qu’il voulait laisser aux générations futures. D’où son institution, dès le premier gouvernement, le 15 avril 1956, d’un ministère de l’Information sous la direction de Béchir Ben Yahmed alors que la Tunisie manquait de tout à l’époque.

Durant ses études de Doit et Sciences politiques à Paris, Bourguiba vouait une nette admiration pour la littérature française. Son amour pour les sciences historiques est venu tardivement et cela a coïncidé avec son entrée dans le combat politique. Il fallait selon lui s’armer de connaissances historiques et suivre de près l’action des hommes et des peuples afin de trouver sa place et celle de la Tunisie. En peu de temps, les années d’exils et de prison aidant, il a pu se forger une connaissance encyclopédique sur l’histoire de l’humanité et de la Tunisie, surtout de l’époque carthaginoise et islamique. Nul doute que ses inspirations et ses guides suprêmes étaient les grands hommes de l’histoire de la Tunisie. Mais même dans cette culture historique, Bourguiba voulait s’enraciner dans sa tunisianité. Dans ses mémoires, il se voyait rehaussé au rang d’Hannibal, de Saint Augustin et surtout de Jugurtha, dont il se voyait non seulement l’émanation, mais et surtout le «complément d’un projet tronqué» comme l’affirme Fethi Lissir. Bourguiba aimait se positionner dans ce panthéon symbolique de l’histoire de la Tunisie. En revanche il n’eut jamais eu la prétention de se placer au rang des grands hommes de l’humanité à l’exemple de Nehru, Ghandi, Mandela, Lincoln et d’autres. Mais, sans le vouloir, il l’était devenu et cela est facilement vérifiable quand on lit de nombreux ouvrages sur les grands hommes du XXe  siècle, car Bourguiba y figure en bonne place.

Reste que Bourguiba n’a jamais prétendu être un historien, il a déploré à maintes reprises dans les années 60 l’absence en Tunisie d’historiens chevronnés qui étaient en mesure d’écrire non seulement l’histoire de la Tunisie, mais surtout celle du mouvement national tunisien. Parmi ses reproches envers les tenants de cette discipline à l’époque, figure sa critique acerbe de l’absence du bilinguisme et de pluridisciplinarité parmi eux. Cette situation avait propulsé un homme lige, un admirateur de Bourguiba, pour tenter d’écrire une chronique de l’histoire du mouvement national tunisien sans prétention de s’ériger en historien, il s’agissait de Mohammed Sayeh, qui a œuvré dans ce sens dès 1966. Bien qu’on proposa à l’époque, à l’historien Mohammed Hédi Cherif, d’engager ce travail de longue haleine, l’entourage du palais, pensant qu’il était de gauche, le lui déconseilla.

C’est à partir du milieu des années 60 qu’a commencé l’écriture «officielle» de l’histoire du mouvement national tunisien. Bien entendu l’orientation politique, celle du vainqueur, était manifeste, mais aussi la vision de l’homme. Et Mohammed Sayeh, en fin rédacteur bien que de formation littéraire et n’étant guère formé à la discipline, savait ce qu’il fallait annoncer clairement et ce qu’il fallait occulter. Il faut dire aussi qu’à côté de ses écrits sur le mouvement national tunisien qui commencent par l’œuvre de Bourguiba en 1933, des publications des discours, des conférences, des directives du chef de l’état furent publiées et diffusées à profusion et gratuitement dans les cellules du parti à travers toute la Tunisie.

 

Bourguiba va demeurer dans les annales de l’Histoire

Il n’est pas exagéré de dire que Bourguiba constitue un cas d’école pour les historiens. Il était un acteur historique et conscient de l’être et surtout il a pleinement œuvré pour laisser des traces de ses œuvres. Par respect aussi pour l’histoire, il ne s’est guère érigé en historien, car il savait trop que les grands hommes n’écrivent pas leurs propres histoires, mais que ce sont plutôt les historiens qui l’écriront. Cet aspect peu connu des rapports de Bourguiba avec l’histoire pourrait inciter bon nombre de chercheurs à éclairer de nombreuses zones d’ombre de sa personnalité, à la fois complexe et tellement riche, car elle renferme aussi une grande partie de l’histoire de la Tunisie tout entière.

F.C.

 

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