Peut-on vraiment débattre de l’abolition de la peine capitale en Tunisie ? Les difficultés posées juridiquement par la conciliation entre les droits de l’homme et le droit arabe posent aujourd’hui problème.
1791, un groupe de révolutionnaires demande l’abolition de la peine de mort au sein de l’Assemblée nationale naissante. En pleine période de la terreur, la guillotine fait peur et la transition démocratique semble être l’opportunité pour supprimer définitivement l’échafaud. La demande est rejetée et la peine de mort ne sera abolie en France qu’en 1981. Il semble que les périodes révolutionnaires soient pourtant le bon moment pour débattre de l’abolition de la peine de mort. Le débat est-il pourtant possible dans les pays arabes où la question de la religion vient se confronter à celle des droits humains. Selon Nicolas Braye, responsable du projet MENA à l’association Ensemble contre la peine de mort (ECPM) «le débat est possible et en cours. Nous avons l’exemple du Maroc qui avance sur la question, mais aussi du Liban ou même de l’Algérie». Cependant, même la société civile incarnée par les associations telles que Amnesty International ou encore le CNT (Comité national contre la torture) espèrent aujourd’hui plus le maintien du «moratoire» que l’abolition réelle, trop utopique selon ces associations. Le vrai débat confronte le droit arabe aux normes internationales, mais pose aussi une question de société.
Un Etat des lieux mitigé
En 2011, le rapport d’Amnesty International a enregistre 676 exécutions, soit plus qu’en 2010 (510) en raison de l’augmentation des peines de mort appliquées dans trois pays qui sont des pays musulmans : l’Arabie Saoudite (82 exécutions en 2011), l’Iran (360) et l’Irak (68) (pourtant doté d’une coalition contre la peine de mort). Juridiquement, la Tunisie a ratifié des traités concernant la condamnation de la torture – comme le Protocole facultatif – se rapportant à la convention contre la torture ONU et le Statut de Rome de la Cour pénale internationale. D’après Lotfi Azzouz, directeur de l’ONG Amnesty Tunisie, le travail est encore long. Celui-ci reprécise que la peine de mort n’est pas forcément dissuasive, des pays abolitionnistes ayant vu leur taux de criminalité baisser, mais le rapport 2011 dresse plutôt un état des lieux négatif pour la région MENA où les exécutions ont augmenté de 50%. Le risque d’un certain relativisme en matière de droits de l’homme est une des principales préoccupations de la militante Souheyr Belhassen, qui voit la référence constante à la religion et à la Charia comme un danger pour les valeurs universelles des droits de l’homme.
Ce que dit la loi arabe
Mis à part l’Arabie Saoudite où la Charia est inscrite dans la Constitution et la peine de mort assumée de fait, beaucoup d’autres pays arabes se basent sur une législation occidentale qui date de l’indépendance et doit être réformée. Par exemple la condamnation à mort sur la base de la collaboration avec l’ennemi ou encore avec des puissances étrangères n’est plus valable au regard des changements géopolitiques de certains pays. Selon un rapport sur la lutte contre la peine de mort dans le monde arabe, la justice présente ainsi quelques dysfonctionnements. Notamment quand il s’agit d’obtentir des aveux qui cautionnent l’usage de la torture dans certains pays. L’autre problème reste le risque de l’innocence du coupable, comme celui de Zuheir Khatib, Jordanien exécuté par pendaison en Jordanie, en 2005, pour un meurtre qui avait été commis par une autre personne cinq ans auparavant. Le problème d’un manque de garantie de procès équitables dans certains pays est aussi une donnée. Le rapport d’Amnesty International souligne qu’en Arabie Saoudite, certains condamnés à mort étaient des étrangers parfois dans l’incapacité de se défendre, ne connaissant pas la langue. Pour Radhia Nasraoui, militante des droits de l’homme et avocate, «les juges tunisiens sont souvent très durs et ils continuent les condamnations malgré le moratoire. Trois condamnations ont été prononcées cette année pour des affaires de meurtre à Gafsa et au Kef». En 2007, même Radhia Nasraoui avait été confrontée à la question lorsqu’elle avait défendu un membre d’un groupe salafiste dans l’affaire Soliman. Les avocats de la défense avaient été empêchés de plaider. La justice parallèle qui s’est installée sous la dictature, mais aussi après la révolution, permet de recourir à une certaine «justice d’exception» entraînant plus facilement la condamnation à mort, comme le montrent les procès militaires en Egypte. La Tunisie se trouve ainsi prise dans un entre-deux. Entourée de pays où la peine de mort est abolie de fait, mais pas juridiquement, et d’autres où celle-ci est appliquée presque de manière arbitraire, le débat sur le modèle à choisir est délicat. «Une chose est sûre, c’est que le débat peine à se faire sereinement, on a encore présent dans l’imaginaire que c’est une cause importée d’Occident, entrant dans la thèse du choc des civilisations. Et puis les tensions sur la place de la religion dans la société n’améliorent pas le climat actuel» confirme Nicolas Braye.
La société civile prudente
Avant le débat, la dénonciation semble prévaloir dans beaucoup de pays. «C’est le cas de l’Irak par exemple où la coalition lutte contre les exécutions, mais a davantage une action de dénonciation qu’un réel impact», relate Nicolas Braye. D’autres cas sont très médiatisés par les ONG internationales comme celui d’un blogueur en Arabie Saoudite, Hashma Karghari, condamné à mort pour blasphème. Or, la société civile se retrouve souvent confrontée à des situations où les gouvernements sont plus forts et un pays comme la Tunisie, n’ayant pas signé le protocole facultatif relatif à l’abolition de la peine de mort relatif aux droits civils et politiques, est le principal concerné. En Tunisie, les associations se sont regroupées depuis 2007 au sein de l’Alliance contre la peine de mort et sous Ben Ali, un groupe de députés avait proposé en 2008 un projet de loi pour l’abolition de la peine de mort. Aujourd’hui le débat est présent, mais dérive sur le terrain du religieux. Pour Amna Guellali, coordinatrice du bureau tunisien de l’ONG Human Rights Watch, le problème vient aussi de deux visions opposées des droits de l’homme. «Il y a une certaine incompréhension de ce que signifient réellement les droits de l’homme. D’un côté la référence à la Charia, de l’autre, celle aux valeurs universelles. Pour moi, il y a une bataille majeure qui est de mettre dans la constitution la notion de suprématie des droits de l’homme sur le reste.» On le voit dans le cas récent concernant l’extradition de Baghdadi Mahmoudi ; le défenseur des droits de l’homme et actuel président de la République, Moncef Marzouki, se trouve engagé dans un réel bras de fer avec le gouvernement tunisien qui, lui, veut l’extradition. Quant, Amna Guellali rejoint la vision de Radhia Nasraoui sur la dureté de certains juges qui n’appliquent pas dans ces cas-là un des principes du droit pénal, à savoir, l’indulgence avant le reste. «On se rend compte que ce sont souvent les classes les plus défavorisées qui sont touchées par la sentence, donc qui n’ont pas forcément les moyens de se défendre», rajoute Radia Nasraoui.
Abolir de fait ou abolir dans la loi ?
Face à un débat qui peine à émerger, les ONG n’ont d’autres solutions que de lutter pour le maintien du moratoire établi en Tunisie depuis l’ère Ben Ali – le moratoire étant une décision qui décide de suspendre une action. A l’instar de l’Algérie, du Maroc, de la Mauritanie ou du Liban, la Tunisie se trouve dans ce cas. La dernière exécution remonte à 1991. Ce genre de situation est favorable à un travail de réforme, mais reste fragile comme l’a montré la récente requête au Tribunal militaire du Kef à l’encontre de Ben Ali. Les autres voies d’ouverture comme la réduction des peines ou la réduction du champ d’application de la peine de mort seraient aussi une solution. «En Tunisie, on voit bien que le contexte est à la fois favorable et défavorable, mais la révolution reste une opportunité pour graver dans le marbre ce genre de combat. La vraie difficulté, c’est que la classe politique, en étant abolitionniste devra toujours se confronter à une base plus conservatrice», déclare Nicolas Braye. Le lobbying et la pression médiatique restent ainsi les meilleures armes pour combattre la peine de mort. Mais aussi la sensibilisation, comme au Maroc où le thème est débattu ouvertement dans certaines écoles. En Tunisie, la décision du président Moncef Marzouki de gracier 122 détenus condamnés à mort ou à perpétuité a été un premier pas, le prochain sera l’ouverture d’un réel débat, comme l’a annoncé Samir Dilou, l’actuel ministre des Droits de l’homme.
Lilia Blaise