
Par Souhir Lahyani
Montée en puissance des réseaux socio-numériques en tant qu’acteurs médiatiques inévitables, nouvelles figures des publics et émergence d’autres habitudes en matière de consommation de l’information (la consommation via différents supports, la pluriactivité ou le multitasking…) sont autant d’éléments qui caractérisent l’environnement sociotechnique actuel.
Les réseaux socio-numériques et l’Intelligence artificielle : opportunités ou menace pour la poésie ?
Avant d’aborder l’effet des réseaux socio-numériques et de l’IA sur la poésie, il est nécessaire de prendre en considération l’existence d’une médiation éditoriale de la poésie sur Internet, de distinguer comme l’a expliqué Etienne Candel :
– un genre « poésie-sur-Internet », genre littéraire fait (parfois) d’une certaine médiocrité, poésie d’individus lambda pour individus lambda, selon un imaginaire du commun, voire du « populaire », qui inspire largement les dynamiques d’usage du média aujourd’hui ;
– une pratique « poésie-publiée-grâce-à-Internet», dans laquelle le média est perçu comme un nouvel espace éditorial pour des poètes reconnus ou institués par d’autres moyens.
Dans les deux cas, le dispositif technique est saisi dans le contexte social qui le charge de valeur et d’intérêt, et qui détermine ce à quoi il est apte. À partir du moment où il est conçu comme mode d’édition et mode de publication accessible, le média numérique devient chargé de valeurs et de représentations (Etienne Candel, 2008).Certains écrivains et poètes soutiennent le rôle primordial des nouvelles technologies de l’information et de la communication, car d’après eux, la technologie numérique élargit les possibilités de communication existantes.
La communication numérique n’a pas éliminé la communication traditionnelle de la poésie, mais elle lui a permis de se développer, comme le pense l’écrivain marocain Abdelali Boutayeb.
Aujourd’hui, Internet n’est pas seulement une fenêtre ouverte sur le monde, il est un réservoir inépuisable de talents et de créativité. Les recherches actuelles parlent d’un impact phénoménal des réseaux sociaux (Abla Gheziel & Salah Serour, 2015).
En contrepartie, l’Intelligence artificielle (IA) a connu une couverture médiatique sans précédent et a suscité un grand nombre de promesses et d’inquiétudes. Une technologie qui s’accélère et qui suscite beaucoup de promesses, mais aussi des craintes. Certaines de ces craintes sont basées sur des visions extrêmement spéculatives ou très éloignées des capacités réelles des machines. Dans la littérature et la poésie, on parle de robots rédacteurs, de générateurs de langage, de production poétique issue de machines ou « empoétisation », comme l’ont défini les chercheurs Lebrun et Audet (Lebrun, Audet, 2020) . Une technologie qui semble faire peur aux poètes.
Nouvelles technologies et poésie : propos critiques
Il y a des écrivains et poètes qui ont avancé des propos critiques par rapport aux nouvelles technologies. Ils évoquent la théorie des invasions des imbéciles, comme l’Italien Umberto Eco, qui a déclenché peu de temps avant sa mort, la polémique en tenant les propos suivants : «Les réseaux socio-numériques ont donné le droit de parole à des légions d’imbéciles », il s’agit d’une « invasion des imbéciles », selon lui.
La question qui se pose : les réseaux socio-numériques offrent-ils aux romanciers et poètes une nouvelle visibilité ?
“Etre ou ne pas être, là est la question.” C’est le dilemme shakespearien auquel les poètes se trouvent confrontés face aux réseaux socio-numériques.
Le sociologue suisse, Vincent Kaufmann, assénait carrément : « Proust et Shakespeare sont ce qu’ils sont parce qu’ils ne répondent pas sur Facebook, et ceux qui le font ne seront jamais Proust ou Shakespeare. » Selon lui, l’auteur se trouve en quelque sorte « déprofessionnalisé » par l’émergence des réseaux sociaux et l’injonction qui lui est faite de se soumettre au jeu, qui est le propre de l’interactivité.Vincent Kaufmann affirme qu’en France, depuis les années 2000, le numérique modifie en profondeur les pratiques culturelles. D’après lui, le statut de l’auteur a changé, son autorité également. La spectacularisation et la banalisation de l’écrivain comptent parmi les effets les plus probants des systèmes médiatiques sur la littérature contemporaine.
Avec les réseaux sociaux, l’écrivain devient disponible et atteignable, le tout en temps réel. L’écrivaine suisse, Noëlle Revaz, pense que l’écrivain est devenu un banal objet de consommation, périssable au même titre qu’un aliment. Avec la télévision, Internet et les réseaux sociaux, la culture de l’écrit s’est peu à peu transformée en culture de l’apparition (Kaufmann, 2017, p. 34).
La journaliste tunisienne spécialisée en culture, Sameh Kasdallah, aborde le phénomène du vol et plagiat dans la poésie suite à l’avènement d’Internet et des plateformes numériques. Elle souligne une utilisation inappropriée d’Internet qui conduit aux risques d’utilisation illégale des œuvres poétiques. D’où la nécessité d’exiger le système des droits d’auteur (copyrights).
Il est donc crucial pour les organisations de veiller à ce que les TIC soient utilisées de manière responsable et éthique. Qu’en est-il en Tunisie ?
Faible présence des poètes tunisiens dans les plateformes numériques tunisiennes
Les médias numériques tunisiens contiennent de nouvelles formes de contenu telles que les plateformes de podcasts. On parle aussi de médias 100% vidéo, qui génèrent uniquement un contenu vidéo et diffusé exclusivement sur les réseaux sociaux. Dans plusieurs pays arabes, contrairement à la Tunisie, la poésie occupe une place importante dans ces plateformes. On cite par exemple les podcasts saoudiens « Jawla », « Tanwin », « Assmaar », ou encore le podcast égyptien « Abderrahman Abnoudi », etc. qui proposent un contenu dédié uniquement aux poètes.
En Tunisie, on note une absence de contenus numériques dédiés aux poètes, à l’exception des sites culturels classiques, comme l’Académie tunisienne « Beït al-Hikma », des sites web des maisons d’édition ou bibliothèques en ligne, ou encore quelques initiatives réalisées lors de la crise sanitaire, comme les Soirées ramadanesques de « la Maison de la Poésie » organisées en 2020, un évènement en ligne qui a réuni des poètes arabes en diffusion en direct.
Ou encore l’initiative de la libraire Al Kitab qui, en raison du confinement général décrété à cause du Coronavirus, en avril 2020, a mis à la disposition des lecteurs une sélection de livres, toutes catégories confondues, destinée à tous les goûts et à toutes les tranches d’âge, en leur proposant une lecture au format numérique, sur son site internet avec un téléchargement des livres instantané et gratuit.L’utilisation des nouvelles technologies de la communication est devenue nécessaire pour faire connaître les poètes tunisiens. Un grand nombre de ces poètes sont présents à travers des profils facebook personnels, mais la visibilité de ces profils reste limitée. Certains ont commencé à créer des sites ou des blogs personnels, tels que le poète Youssef Rzouga, dont le site trilingue a été lancé en 2004 par l’écrivain Walid Slimane, et le poète Mouldi Ferjaoui, qui a créé un site dédié à ses écrits ainsi qu’un site pour les écrivains tunisiens.
Le Festival de la poésie à Tozeur questionne le lien entre poésie et TIC
Dix-huit poètes arabes et européens ont participé à la 43e édition du Festival international de la poésie à Tozeur, organisée les 23, 24 et 25 novembre 2023, en hommage à la Palestine et à la cause palestinienne. Ce qui marque cette édition, c’est la session scientifique présidée par le Professeur Jamel Chebbi et exposant des présentations portant sur la thématique « poésie et technologies de l’information et de la communication, poésie et défis de la communication dans le monde arabe ».
Les poètes conférenciers ayant pris part à cette 43e édition, Mustafa Kilani, Mohamed Kadhi et Chafiî Bezine, ont évoqué l’émergence du «poème interactif», qu’ils ont nommé aussi « œuvre de littérature numérique », « œuvre interactive » ou encore « poème numérique ».
Selon les conférenciers, les médias socio-numériques ont contribué à l’émergence de nouvelles formes stylistiques de poésie, telles que le «poème interactif», qui est parmi les textes poétiques les plus imbriqués dans l’espace numérique.
La présence massive de la poésie en ligne a un impact sur la manière dont elle est perçue, certains poètes soutenant qu’elle est devenue moins critique et plus axée sur la popularité.
Le poète et écrivain tunisien, Mohamed Kadhi, a découvert sur Internet une visibilité accrue, marquant ainsi une nouvelle tendance culturelle, une nouvelle forme de « poésie interactive ». Il aborde deux opinions contrastées : d›une part, Internet représente un danger en banalisant les textes et en transformant la culture en produit commercial ; d’autre part, il offre de nouvelles opportunités à la poésie grâce aux nouveaux espaces de diffusion, une rapidité inédite pour l’édition et la publication, ainsi que l’intégration de la vidéo et de l’image explorant de nouveaux horizons multidisciplinaires.Kadhi n’est pas inquiet quant à l’utilisation de l’IA. La poésie selon lui vise à engager l’intelligence émotionnelle, contrairement à une machine/robot. Kadhi explique que le poète intègre à sa lecture des émotions, des gestes, une articulation particulière, une expression visuelle et une intonation spécifique, interagissant avec son public en citant sa propre poésie.Face à l’émergence des nouvelles technologies, Mohamed Kadhi critique l’absence des études d’observations actuelles sur les pratiques de lecture et les ventes des livres de poésie. Il a évoqué l’exemple des dernières statistiques réalisées en France et qui montrent que 3% seulement de la population française achètent des livres de poésie. C’est ce qui explique la crise actuelle de la poésie suite à l’émergence des nouvelles technologies.
Les recherches du Libanais Maud Stéphan-Hachem justifient les propos de Mohamed Kadhi. Maud Stéphan-Hachem montre que les pays arabes du Moyen-Orient, n’ont pas mené des études d’observation sur les pratiques de lecture – et les pratiques culturelles plus généralement – de leurs populations, comme cela se pratique en France depuis plusieurs décennies déjà. À part quelques sondages épars dans les journaux, la première enquête de vaste envergure concernant la lecture, qui avait couvert 9 pays arabes dont le Liban, a été réalisée en 2007 par la Next Page Foundation (basée en Bulgarie) dans le but de renforcer l’industrie du livre arabe. Bien qu’étant riche en données, l’étude reste cantonnée à une image restrictive et traditionnelle de la lecture littéraire ».Le poète et écrivain tunisien Mustafa Kilani est confiant. D’après lui, dans le domaine de la poésie, la peur ne s’installe pas ; le poète écrit pour influencer, portant en lui émotions, battements de cœur et âme. La vraie interrogation réside dans la manière dont le poète tunisien peut tirer parti des plateformes numériques, excluant toute idée de disparition du poète face à l’intelligence artificielle.
Dans ce contexte, la professeure de littérature allemande moderne, Claudia Benthien, parle d’effets d’authenticité et intersubjectivité. La présence physique et sonore de l’artiste qui incarne ses propres textes produit des «effets d’authenticité » (authenticity effects, Novak, «Live-Lyrik », 158). La présence, en même temps, des spectateurs, crée une « intersubjectivité » (intersubjectivity, Middleton 290-295) dont on ne fait pas l’expérience dans la lecture silencieuse ou lors d’une communication digitale (Claudia Benthien, 2021).
Kilani s’est inspiré dans son discours de la théorie habermassienne (1981). Le poète souligne la prédominance massive du «moi» au détriment de l’essence même de l’existence. Avec la prolifération des plateformes facilement accessibles, la responsabilité du poète devient ardue. Malgré une communication abondante, Kilani observe des réactions limitées, engendrant une surabondance de textes poétiques peu lus ou absorbés de manière superficielle. Kilani évoque désormais «l’instant de réaction facebookienne», illustrant une situation de consommation éphémère des poésies.
L’Occident a exploité toutes les expériences dans divers domaines grâce aux nouvelles technologies, mais il existe des domaines que seul l’être humain peut maîtriser, comme la poésie. Par exemple, dans les années 1990, les écrivains occidentaux ont tenté l’écriture poétique collective, mais cette tentative a échoué.
Mustafa Kilani est catégorique. Le poète ne doit pas craindre l’Intelligence artificielle, car sa force émotionnelle surpasse les changements induits par l’écriture robotique. L’IA reste incapable de transmettre des émotions ou de vendre du rêve, contrairement au pouvoir du poète et son âme, cherchant à être compris par d’autres âmes humaines. L’avenir semble réservé aux écrivains et aux poètes, conclut-il.
Dans une approche similaire, l’écrivain et poète tunisien Chafiî Bezine, questionne le lien entre la poésie et la communication : est-ce une rupture ou une synergie ? Il avance les propos du poète Nizar Kabbani : « Si le poète n’a pas réussi à transmettre sa poésie, la responsabilité en incombe à lui-même».
Le poète devra apprendre à s’adapter régulièrement aux évolutions techniques, aux nouvelles pratiques d’information, aux nouveaux supports en vogue, en tirant le meilleur profit des potentialités offertes par ces technologies qui évoluent si rapidement, pour communiquer. Selon Mercier, les algorithmes n’ont pas encore produit tous leurs effets.
Les nouvelles technologies, arme à double tranchant
Les nouvelles technologies ont eu un impact significatif sur la poésie, apportant à la fois des aspects positifs et négatifs.
Les plateformes en ligne et les réseaux socio-numériques qui offrent une grande visibilité permettent aux poètes de partager facilement leurs œuvres avec une audience plus large et diversifiée, et une interactivité avec leur public, favorisant ainsi un dialogue direct entre l’auteur et les lecteurs.
Cependant, ces avantages ne doivent pas masquer les aspects négatifs des nouveaux moyens de communication sur la poésie, comme le phénomène de « banalisation ».
A suivre…
* Docteure en sciences de l’information et de la communication
1Etienne Candel. Une esthétique du média? La poésie comme appropriation d’Internet. Poésie et médias au XXe siècle, Oct 2008, Paris, France. pp.289-312.
2 Abla Gheziel, Salah Serour. L’effet d’Internet et de la mondialisation sur l’arabe littéraire. Nejmeddine Khalfallah. L’arabe moderne : péripéties et enjeux, L’harmattan, 2015.
3 Une poésie machinique ? Génération automatisée, intelligence artificielle et création littéraire Tom Lebrun, René Audet Dans Communication & langages 2020/1 (N° 203), pages 151 à 173.
4 « Dernières nouvelles du spectacle » (ce que les médias font à la littérature), Vincent Kaufmann, Paris, Éditions du Seuil, 280 pages, 2017.
5 « Dernières nouvelles du spectacle » (ce que les médias font à la littérature), Vincent Kaufmann, Paris, Éditions du Seuil, 280 pages, 2017. (Noëlle Revaz, p. 34)
6 https://open.spotify.com/episode/4YnxNzyZokYsBTi9PssvE6?fbclid=IwAR1O3rev2RjIjjG974lvS_I2W7crh5arfoessXbcK6v_XWUWpom4YYK-GV0
7 https://tanwenmedia.com/playlist/0/9/0?fbclid=IwAR1A3T8gZ4Oom0OT3zwiymrpftJlKHKSxCM5lkwuCJS42q-s9eJ3p9EaTJE
8 https://www.youtube.com/watch?v=wGchEOgl7F4
9 الأعمال الكاملة لـ عبدالرحمن الأبنودي | Podcast on Spotify
10 STEPHAN-HACHEM Maud, « De la lecture à l’usage de l’internet arabe. Enquête auprès de jeunes étudiants libanais», Documentaliste-Sciences de l’Information, 2013/2 (Vol. 50), p. 62-69. DOI : 10.3917/docsi.502.0062.
11 Benthien, Claudia. «La poésie à l’ère numérique». Traduit par Oran McKenzie. Théories du lyrique. Une anthologie de la critique mondiale de la poésie, sous la direction d’Antonio Rodriguez, Université de Lausanne, mai 2021.
12 La Théorie de l’agir communicationnel (1981), du théoricien allemand Jürgen Habermas), figure parmi les plus importants ouvrages de sociologie et de philosophie sociale du XXe siècle.