On se demande souvent : à quoi sert, aujourd’hui, de revenir à l’histoire, la consulter? L’histoire ne détient aucune réponse à nos questions actuelles. Mais l’exploration tous azimuts de ses pouvoirs montre qu’elle est indispensable dans l’art de reformuler les questions et d’y voir plus clair. Dans ce sens, l’histoire n’est pas ainsi qu’elle est pensée depuis Hérodote, un fleuve dans lequel on ne se baigne qu’une fois. Non, l’histoire contribue à assagir notre rapport au passé, à lui restituer toute son étrangeté. Toutefois, désenchanter l’histoire, ce n’est pas la déniaiser totalement, et apprendre que quelque chose a une histoire ne la rend pas moins désirable. «Il arrive que l’histoire récompense ceux qui s’obstinent et qu’un rocher bien placé corrige les cours d’un fleuve», disait le philosophe personnaliste français Emmanuel Mounier (1905-1950). Qui de ma génération ne connaît pas la chanson anglaise qui disait «Everyday is like sunday». Tous les jours ressemblent à un dimanche gris et muet «silent and grey» ! À l’heure où toutes les questions qui hantent les esprits des Tunisiens finissent par se perdre dans le flou ou l’arbitraire, la philosophie politique de Kaïs Saïed mérite d’être au centre des réflexions collectives. La première hypothèse est que pour se faire élire, il a puisé son inspiration chez les «révolutionnaires», sans jamais se laisser enfermer dans un corpus idéologique précisément déterminé. Là réside l’explication fondamentale de son «pragmatisme» : pour ne pas se prendre le mur, le Président refuse de figer une doctrine. Prêt en tout cas à épouser les opportunités qu’offre une conjoncture. Sidéré par la fulgurance d’un mouvement populaire qui a pris comme un feu de paille dans la rue et sur les réseaux sociaux, Kaïs Saïed a décidé de s’engager sur un chemin de politique alternative, en s’appuyant sur la tradition nationale et en adoptant le point de vue du peuple, et surtout ce groupe social ultra-majoritaire des «gens d’en bas». Misérable, opprimé par les prédateurs au pouvoir pendant plus d’une décennie, ce groupe social devint le sujet révolutionnaire et émancipateur privilégié pour Kaïs Saïed qui veut «aller au peuple». Dans le «Journal de la roue rouge», l’une de ses œuvres capitales, le célèbre écrivain russe Alexandre Soljenitsyne (1918-2008) a essayé de déconstruire la politique des bolcheviques en choisissant d’organiser ses analyses autour de ce qu’il appelle des «nœuds». En recyclant ou réhabilitant certains éléments historiques des expériences politiques arabes et internationales, Kaïs Saïed a fait presque la même chose pour mettre les assises de sa politique. Bien sûr, la Tunisie n’est pas la Russie ni l’Occident, et il faut se méfier des parallélismes historiques. Les anachronismes ne sont jamais loin. Les conclusions hâtives non plus. Il n’empêche : Kaïs Saïed est sur les pas des auteurs du «Manifeste du parti communiste» (1848), qui furent des interlocuteurs du premier courant politique qui, dans la Russie des années 1860, émergea sous cette dénomination, les «narodniki», baptisés «comités populaires». Rappeler les trois expériences fondatrices de cette philosophie politique, narodniki russes, people’s party américain au dix-neuvième siècle et «comités populaires» de Mouammar Kadhafi à la fin du vingtième siècle et au début du vingt-et-unième siècle, permet certainement d’aboutir à déchiffrer la philosophie politique de Kaïs Saïed. La trahison du peuple par les islamistes et leurs «idiots utiles» au pouvoir, la gauche caviar, les laïcs impuissants et l’opposition au tout-marché, a permis au président de la République de défendre sa politique et son modèle de société où le souci de la transparence, de la probité, de la justice et de l’égalité sociale, l’a emporté sur celui de la religion et du «droit-de-l’hommisme». L’histoire nous a enseigné que l’injustice, les inégalités économiques et sociales sont un poison. Lorsqu’elles se creusent et ne sont pas traitées, elles font vaciller les régimes politiques. Et souvent, elles mènent à leur chute. Kaïs Saïed a bien lu l’histoire.
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