Parallèlement aux supputations et à l’incertitude sur l’avenir du gouvernement, c’est probablement la décision de la Banque centrale de relever ses taux directeurs de 7,75 à 6,75% qui a suscité le plus de débats et de controverses ces derniers jours en Tunisie. Le communiqué publié à l’issue de la réunion du Conseil d’administration de la Banque centrale, tenue le 14 juin à la veille de l’Aïd, a cherché à expliquer cette décision par les fortes tensions inflationnistes que nous connaissons depuis plusieurs mois et qui ont tenu l’inflation à un niveau très élevé, avec un taux de 7,7% au cours du mois passé.
Pour la Banque centrale, il fallait agir avant que le mal ne s’aggrave et que la bulle inflationniste ne s’installe dans notre économie. L’action a été d’une vigueur inconnue jusque-là et après une première augmentation de 75 points de base, il y a quelques semaines, c’est une nouvelle de 100 points de base qui est intervenue en fin de semaine dernière. Un remède de cheval par conséquent que la Banque centrale estimait nécessaire pour couper court aux anticipations inflationnistes. Dans cette logique, la politique monétaire et la sortie de la logique accommodante mises en place par les deux anciens gouverneurs, notamment à travers la hausse des taux, devraient limiter le recours au crédit et freiner par conséquent une demande qui pèse lourdement sur l’économie dans un contexte marqué par une baisse de la productivité et une faiblesse de l’offre. Ces enchaînements devraient favoriser une baisse des tensions inflationnistes et permettre à moyen terme de retrouver un nouvel équilibre entre l’offre et la demande.
Ce raisonnement et l’analyse de la Banque centrale rencontrent ceux du FMI qui, lors de sa dernière revue, a fait de l’inflation son ennemi public numéro un et de la politique monétaire le shérif capable de le mettre hors d’état de nuire. Cette concordance de vues était d’autant plus nécessaire que l’action « décisive » dans ce domaine, pour reprendre les termes du communiqué de l’institution de Bretton Woods au terme de sa dernière revue, paraissait entre les lignes, comme l’une des conditions de déboursement de la nouvelle tranche du FMI. La libération de cette tranche est devenue essentielle dans le contexte de la crise aiguë de nos finances publiques dont on commence à sentir les effets à différents niveaux, du respect des engagements de l’Etat notamment les caisses sociales, à la disponibilité des médicaments et à bien d’autres aspects.
Ainsi, sommes-nous en présence d’une décision qui, en plus de la volonté affichée de lutter contre l’inflation, ne perd pas de vue notre coopération avec le FMI et la nécessité de faire face à la crise des finances publiques.
Mais, la Banque centrale a beau la justifier, cette décision a rencontré un tir croisé de critiques et de remises en cause. Parallèlement à certains économistes et experts qui ont adressé leurs critiques à cette volonté de sortir des politiques accommodantes de la Banque centrale, c’est l’organisation patronale, l’UTICA, qui s’est fendue d’un communiqué critiquant de manière ouverte cette décision. Plus tard, c’est la CONNECT qui a également formulé des critiques à l’attention de la Banque centrale. Et, la Centrale ouvrière, l’UGTT, n’est pas restée en dehors de cette montée de critiques et a publié un communiqué contre cette décision.
De mon point de vue, il est permis de douter de l’efficacité et de craindre les effets de la décision de la Banque centrale de relever ses taux et d’opérer une sortie prématurée des choix accommodants de la politique monétaire. Le premier doute concerne l’origine des tensions inflationnistes dans la mesure où les chiffres publiés par l’INS montrent qu’elles sont loin d’être de nature monétaire. Les tensions inflationnistes semblent être portées beaucoup plus par les produits alimentaires, les produits importés et le secteur des transports. L’inflation semble par conséquent résulter des réseaux de distribution, des effets de la perte de valeur du dinar par rapport aux devises étrangères et des ajustements des prix du carburant, suite à la hausse du baril de pétrole sur les marchés internationaux. Ces éléments quant à l’origine de l’inflation, nous permettent de douter de la capacité de la politique monétaire d’y faire face.
La seconde préoccupation est liée à l’impact de cette sortie prématurée des politiques monétaires accommodantes sur l’investissement. A ce niveau un consensus semble s’établir au sujet des effets négatifs de ces choix de la politique monétaire sur un investissement fragile et chancelant. L’inquiétude grandissante et l’incertitude politique ont pesé depuis plusieurs années sur l’investissement et ont conduit nos entreprises à des positions attentistes. Il est à craindre que la sortie prématurée des politiques monétaires accommodantes ne vienne renforcer cet attentisme ambiant.
La troisième inquiétude est liée aux effets de la politique monétaire sur la classe moyenne et particulièrement sur une plus grande détérioration de son pouvoir d’achat. Il faut dire que la demande de ces couches a permis bon an mal an de maintenir un certain nombre de secteurs en activité et de leur offrir des opportunités dans le marasme actuel. Le secteur de la promotion immobilière en fait partie et les stratégies d’acquisition des classes moyennes lui ont permis de tenir au cours des dernières années. Or, le changement de la politique monétaire pourrait peser sur ce secteur et sur d’autresو du fait de la détérioration du pouvoir d’achat des classes moyennes. A ce niveau, il faut saluer la décision des patrons de banques de ne pas appliquer la hausse des taux aux crédits immobiliers.
La décision de la Banque centrale a suscité de grandes critiques au sein de l’opinion publique en dépit des justifications avancées par l’institution. Mais, cette décision, parallèlement à ses effets sur l’investissement et les classes moyennes, pose de grandes questions en matière de coordination des politiques économiques et notamment des objectifs recherchés. Plus que jamaisو la cohérence des politiques économiques est nécessaire et exige une véritable gouvernance économique capable de fixer une vision, des objectifs et les moyens nécessaires pour les réaliser. n
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