Est-il nécessaire de parier sur l’état de dégradation économique et éthique de la presse dans le monde ? Il y a au moins deux guerres qui permettent de témoigner en notre âme et conscience des graves menaces qui pèsent sur la liberté d’expression à travers le monde et sur la sécurité des journalistes.
La guerre en Ukraine et celle contre Gaza. Selon le rapport sur « la liberté de la presse en Europe 2024 », publié le 3 mai à l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse, les menaces identifiées, outre la sécurité des journalistes qui couvrent la guerre russo-ukrainienne et le génocide perpétré à Gaza, sont essentiellement « la pression politique, l’érosion de l’indépendance des médias et la désinformation, notamment du contenu généré par l’IA et de la propagande d’Etat, utilisée pour manipuler l’opinion publique et saper le journalisme indépendant».
Les médias russes, ukrainiens et occidentaux sont tous accusés de faire de la propagande et de mener une guerre de l’information orchestrée par les gouvernements lors de la couverture de la guerre. Dans la guerre israélienne contre Gaza, il faut ajouter à la propagande, des assassinats ciblés de journalistes palestiniens, ils seraient plus de 200 à avoir péri sous les frappes de l’aviation militaire israélienne. Ces deux guerres nous ont donné à voir que celles médiatiques sont aussi violentes et aussi destructrices que les bombes et les missiles. Les journalistes sont alors des soldats de la plume aussi dangereux que les soldats en uniforme.
Dans son rapport de 2025, Reporters sans frontières pointe, de son côté, les difficultés économiques des médias d’information qui ferment régulièrement sous la pression financière. Pour l’ONG spécialisée dans la défense de la presse, la fragilité économique menace l’accès à une information fiable, ce qui ouvre la voie à la propagande, à la désinformation, soulignant que « si les exactions physiques contre les journalistes sont l’aspect le plus visible des atteintes à la liberté de la presse, les pressions économiques, plus insidieuses, sont aussi une entrave majeure ». « Sans indépendance économique, pas de médias libres », tranche l’ONG. Dans le monde arabe et en Tunisie, la situation n’est guère meilleure.
C’est un cri d’alarme qu’a lancé le président du Syndicat national des journalistes tunisiens, Zied Dabbar, lundi 5 mai 2025, dans le sillage de la célébration de la Journée mondiale de la liberté de la presse. Il dénonce la répression et le harcèlement judiciaires contre les journalistes dont certains sont emprisonnés pour des propos, des écrits ou des publications sur les réseaux sociaux. Il déplore une nouvelle fois l’usage excessif du décret-loi n°2022-54 contre les journalistes, « un décret détourné de son objectif initial (lutter contre la cybercriminalité, NDLR) », regrettant la condamnation des journalistes (une dizaine entre mai 2024 et mai 2025 dont trois définitives) hors décret-loi n°2011- 115 (exclusivement consacré à la liberté de la presse, de l’imprimerie et de l’édition).
Une situation qui a favorisé l’exacerbation de l’autocensure et la marginalisation du secteur dans un contexte privé de mécanisme d’autorégulation et soumis à des restrictions dans l’exercice de la profession telle que la difficulté d’accès à l’information ou à des déclarations de responsables.
Le président du Snjt a alerté, également, sur la fragilisation économique qui menace de fermeture 80% des médias privés et, par conséquent, de livrer le citoyen aux dictats des réseaux sociaux dans un contexte de développement de l’IA.
La Fédération tunisienne des directeurs de journaux n’arrête pas de tirer la sonnette d’alarme sur les risques encourus par un secteur en survivance. Des propositions ont été formulées pour sauver les médias, particulièrement ceux de la presse écrite imprimée mais les réponses tardent à venir.
Il y a lieu, en effet, de se demander pourquoi le secteur de l’information reste marginalisé dans un Etat qui revendique son orientation vers l’instauration d’une justice sociale entre tous les Tunisiens. Le président Kaïs Saïed a choisi de ressusciter l’Etat social pour lutter contre la dégradation de la situation socioéconomique des Tunisiens inhérente à la décennie chaotique postrévolution. Force est de constater que l’Etat s’attelle à porter un intérêt particulier aux franges les plus vulnérables de la société tandis que les médias privés souffrent dans leur majorité de précarité et de marginalisation sans que des solutions soient préconisées par l’Etat.
Dans quelques années, prédit le président du Syndicat des journalistes tunisiens, il n’y aura plus de secteur de l’information en Tunisie si ce dernier n’est pas sauvé à temps. Dans le rapport de RSF de 2025, la Tunisie a reculé de 11 places, se retrouvant au 129e rang dans le classement mondial de la liberté de la presse. Cela importe peu, l’important est que nous trouvions des solutions par nous-mêmes pour nous-mêmes.
Kaïs Saïed a toujours soutenu qu’il n’y a pas de liberté de presse sans la liberté de pensée. A ce titre, on doit s’interroger : à quoi peut penser un journaliste quand il n’a pas la liberté (le pouvoir) de satisfaire ses droits les plus élémentaires et ceux de sa famille ?
A quoi peut-on s’attendre d’un secteur sinistré censé être la locomotive au-devant d’une mobilisation de masse contre la corruption et contre la désinformation ?
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