Par Souhir Lahiani*
L’intelligence artificielle (IA) est rapidement devenue un moteur majeur de l’innovation dans divers secteurs, de la santé à la finance en passant par la technologie. Dans de nombreux systèmes juridiques actuels, la propriété intellectuelle est souvent attribuée à l’auteur humain. Cependant, à mesure que l’IA devient de plus en plus autonome, il est nécessaire de repenser ces cadres juridiques. Certains pays ont suggéré d’attribuer la paternité à l’entité ou à l’entreprise qui a déployé l’algorithme, tandis que d’autres plaident en faveur de la création d’un statut spécial pour les œuvres générées par des machines.
Plusieurs questions en matière de propriété intellectuelle se posent. Comment protéger les créations générées par des algorithmes ? L’IA générative permet de créer des œuvres inédites, mais qui détient les droits de ces œuvres ? L’IA peut-elle dépasser l’intelligence humaine et devenir consciente ? Quelle quantité d’apport humain est requise dans une création IA pour qu’elle soit protégée par le droit d’auteur ? Qui est le véritable « créateur » d’une œuvre générée par l’IA ?
Une législation en pleine construction
Mouna Ketata, Maître-assistante en droit privé à la faculté de droit de Sfax, soulève deux questions importantes. Tout d’abord, elle interroge la possibilité de protéger les œuvres d’art créées par l’intelligence artificielle en vertu du droit d’auteur, en se demandant si ces œuvres doivent être originales. En outre, elle explore la question de l’empreinte juridique des robots, se demandant si les œuvres produites par ces robots doivent être protégées, et s’interroge sur la responsabilité entre le concepteur et la personne ayant donné l’ordre. Cette problématique émerge selon Mme Ketata, dans le contexte du droit d’auteur pour les animaux, abordant des questions de titularité, de doctrine française, et citant l’exemple du singe ayant pris un selfie. Même si le singe avait pris les photos “de manière indépendante et en toute autonomie”, le tribunal californien attestait qu’il était impossible de donner suite au procès, sachant que les animaux n’ont pas qualité pour agir en justice et ne peuvent donc pas engager des poursuites pour atteinte au droit d’auteur.
Les dispositions légales en Tunisie concernant la propriété intellectuelle sont claires. En effet, l’Organisme tunisien des droits d’auteur et des droits voisins (OTDAV) stipule que tout Tunisien ou étranger (dans certains cas), auteur d’une œuvre originale dans le domaine de la création littéraire, artistique ou scientifique, peut adhérer à l’OTDAV, et du fait de cette adhésion, lui accorder en tous pays son droit exclusif d’autoriser ou d’interdire la représentation, l’exécution publique, la radiodiffusion (radio et télévision), la reproduction sous forme de livres ou de cassettes, CD, films, etc ainsi que la traduction ou l’adaptation de ses œuvres actuelles ou futures.
« En Tunisie, on a l’arsenal juridique adéquat avec des lois relatives à la protection des différents aspects de la propriété industrielle qui ont été mises en place depuis les années 2000-2001. Cependant, cela ne semble pas être adéquat dans le contexte actuel. Nous sommes en train de réviser la législation existante en la matière. Cette mesure nous permettra de nous adapter à l’évolution des normes internationales et d’offrir un système de protection plus efficace, et ce, à travers l’utilisation de nouvelles technologies d’information », atteste Nafaâ Boutiti, directeur général de l’Innorpi.
La fonction dévolue au droit d’auteur est très claire, et pas nouvelle. Il s’agit de protéger les œuvres de l’esprit et leurs créateurs. Cependant, dans le contexte de l’IA générative, de nombreuses voix s’élèvent pour réclamer une adaptation du régime existant afin qu’il puisse s’aligner aux nouveaux cas d’usage.
Une œuvre d’art générée par l’IA MidJourney remporte le 1er prix à la Colorado State Fairoied
Aujourd’hui, la situation est singulièrement différente, puisque les œuvres générées par un logiciel intégrant de l’IA sont indépendantes de la créativité humaine.
Le prix de la catégorie arts numériques / photographie manipulée numériquement de la Colorado State Fair, a été attribué à Jason Allen pour «Théâtre d’Opéra Spatial », une œuvre réalisée grâce à l’IA générative Midjourney. Midjourney est un laboratoire de recherche indépendant qui produit un programme d’intelligence artificielle sous le même nom et qui permet de créer des images à partir de descriptions textuelles, suivant un fonctionnement similaire à celui de DALL-E d’OpenAI.
Si l’attribution de ce prix à Jason Allen a soulevé autant de polémiques, ce n’est pas tant au sujet de la propriété intellectuelle de son œuvre, mais parce que ses détracteurs estiment qu’il n’y a pas de processus créatif de la part de l’auteur d’une œuvre générée par l’IA. Le règlement de la catégorie où Jason Allen avait inscrit trois de ses œuvres stipule que les œuvres présentées doivent utiliser « la technologie numérique dans le cadre du processus de création ou de présentation » mais pour eux, l’IA a tout fait, certains évoquent même la mort de l’art !
En effet, si certains considèrent que des systèmes d’IA basés sur le machine learning, avec un apprentissage automatique en continu, remettent en question la notion de création humaine sur laquelle repose le droit d’auteur afin d’attribuer des droits à des personnes physiques qui ont exercé leur créativité, d’autres estiment que cette créativité peut s’exprimer, justement, dans le processus d’instructions permettant, in fine, de générer un contenu littéraire ou artistique.
L’approche européenne de l’IA et du droit d’auteur
L’Union européenne a adopté en décembre 2023, une législation sur l’IA (AI Act). En effet, le conseil et le Parlement européen sont parvenus à un accord provisoire sur la proposition relative à des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle (IA), dénommée la «législation sur l’intelligence artificielle». Le projet de règlement a pour objectif de veiller à ce que les systèmes d’IA mis sur le marché européen et utilisés dans l’UE soient sûrs et à ce qu’ils respectent les droits fondamentaux et les valeurs de l’UE. Cette proposition vise également à stimuler l’investissement et l’innovation dans le domaine de l’IA en Europe.
« Il s’agit là d’une réalisation historique et d’un pas de géant vers l’avenir ! L’accord conclu aujourd’hui répond efficacement à un défi mondial dans un environnement technologique en évolution rapide concernant un domaine clé pour l’avenir de nos sociétés et de nos économies. Et dans cette entreprise, nous sommes parvenus à maintenir un équilibre extrêmement délicat : encourager l’innovation et l’adoption de l’intelligence artificielle dans toute l’Europe tout en respectant pleinement les droits fondamentaux de nos citoyens », affirme Carme Artigas Brugal, secrétaire d’État espagnole à la numérisation et à l’intelligence artificielle.
Cette initiative législative phare, étant une première en son genre dans le monde, n’encadre pas spécifiquement le droit d’auteur et l’IA, elle précise l’utilisation du matériel soumis au droit d’auteur dans la formation de systèmes d’IA générative, notamment dans la transparence et la modération de contenu, ainsi que dans le mécanisme d’Opt-Out Commercial pour le Text and Data Mining (“TDM”).
États-Unis : les droits d’auteur ne sont pas accordés aux œuvres créées par une intelligence artificielle (IA)
L’U.S. Copyright Office au sujet d’une demande de copyright de Kristina Kashtanova sur la bande dessinée « Zarya of the Dawn » dont les images avaient été générées par IA, ou la décision du Colombia District Court confirmant le refus d’enregistrement de l’œuvre intégralement générée par IA, « A Recent Entrance to Paradise », ou encore la juge fédérale a néanmoins confirmé la décision du Bureau du droit d’auteur de février 2022 qui considère qu’en l’absence de toute implication humaine dans une création (écrits, films, musiques ou images) par des outils d’intelligence artificielle, la loi sur le copyright ne peut s’appliquer. Dans ces décisions, le refus de protection par le droit d’auteur était justifié par l’absence d’intervention humaine suffisante.
L’affaire concerne Stephen Thaler, un inventeur d’IA désireux de faire protéger son tableau, « A Recent Entrance to Paradise ». Selon le site d’actualités scientifiques, Actualités Houssenia Writing, Thaler voulait que le bureau reconnaisse l’image comme une œuvre commandée par l’IA pour lui en tant que propriétaire de son système d’image générative « Creativity Machine ». Cela aurait enregistré l’IA comme le créateur et lui comme le propriétaire.
L’exemple de la Chine
En Chine, un contenu généré par l’IA peut être considéré comme une création originale protégée par le droit d’auteur : le 27 novembre 2023, le Beijing Internet Court, tribunal chinois spécialisé dans la résolution des procédures liées à Internet, a rendu une décision accordant une protection par le droit d’auteur à une œuvre d’art générée par intelligence artificielle (une image issue de l’outil de génération de contenus graphiques Stable Diffusion utilisé pour illustrer un poème sur une plateforme de partage de contenus).
Le tribunal a souligné que le but principal du système du droit d’auteur est d’encourager la créativité. Tant qu’une image générée par l’IA reflète l’investissement intellectuel original d’un être humain, elle doit être considérée comme une œuvre protégée par le droit d’auteur.
Défis éthiques de l’IA et accès aux données
L’utilisation de l’IA repose souvent sur de vastes ensembles de données, et la question de l’accès et de l’utilisation de ces données soulève des questions éthiques et juridiques.
Mouna Ketata met en lumière des préoccupations telles que le plagiat, les problèmes d’intersexualité et d’inspiration, ainsi que le risque de divulgation de données personnelles par cette technologie.
En effet, les modèles d’IA formés sur des données sensibles peuvent potentiellement violer la vie privée des individus, et le contrôle de l’accès aux données devient un élément clé de la gestion de la PI en IA.
Des réglementations plus strictes sont nécessaires pour garantir que l’utilisation de données respecte les normes éthiques et légales. Les entreprises doivent être transparentes quant à la provenance des données, obtenir des autorisations appropriées et mettre en place des mécanismes de sécurité pour prévenir les violations de la vie privée.
Perspectives futures
Les capacités cognitives humaines, telles que la créativité, l’intuition, la compassion et la compréhension émotionnelle, semblent souvent transcender les fonctionnalités purement algorithmiques des systèmes d’intelligence artificielle (IA). L’évolution constante de l’IA suscite des interrogations sur la nature changeante de la relation entre l’intelligence humaine et l’intelligence artificielle. Ces algorithmes peuvent-ils dépasser l’intelligence humaine et devenir conscients ? Plusieurs systèmes d’IA dépassent notre intelligence, mais seulement dans un certain domaine. Mouna Ketata est catégorique : l’intelligence humaine dépasse toujours l’intelligence artificielle !
Cependant, il est également important de noter que l’IA continue de progresser rapidement et que certaines applications spécifiques, telles que la reconnaissance d’image, la traduction automatique et les jeux complexes, ont déjà démontré des performances exceptionnelles.
C’est pour cette raison, « pour protéger les œuvres automatisées, il est inopportun de créer de nouveaux dispositifs juridiques, tels qu’un nouveau droit voisin ou sui generis pour les créations issues des systèmes d’IA, dans la mesure où ces instruments affaibliraient le droit d’auteur et créeraient de nouveaux problèmes de sécurité juridique quant à l’exploitation de l’œuvre automatisée ».
La fusion de la propriété intellectuelle et de l’intelligence artificielle est un terrain complexe mais crucial à explorer. Les cadres juridiques et éthiques doivent évoluer pour répondre aux défis uniques posés par la créativité autonome des machines et la nécessité de protéger les investissements dans les algorithmes d’IA.
Une collaboration continue entre les juristes, les technologues et les législateurs pour s’ajuster à un paysage en constante évolution est essentielle !
A suivre…
*Docteure en sciences de l’information
et de la communication
1 L’Organisme tunisien des droits d’auteur et des droits voisins (OTDAV) : http://www.otdav.tn/index.php/fr/services/adherer-a-l-otdav/adherer
2 Article publié le 14/09/2023 dans la journal La Presse de Tunisie : https://lapresse.tn/167654/seminaire-international-sur-la-lutte-anti-contrefacon-et-la-propriete-intellectuelle-proteger-leconomie-la-sante-publique-et-lenvironnement/
3 L’Institut national de la normalisation et de la propriété industrielle est un établissement public créé en 1982. Il est régi par la loi n° 2009-38 du 30 juin 2009 qui abroge la loi 82- 66, il est placé sous la tutelle du ministère chargé de l’Industrie. Il est géré par un Conseil d’entreprise représentant les différents ministères concernés et la société civile.
4 La Colorado State Fair s’est tenu du 26 août au 5 septembre 2023 au Colorado.
5 M.-C. Benoit, « Une œuvre d’art générée par l’IA MidJourney remporte le 1er prix à la Colorado State Fair », ActuIA, 14 septembre 2022, https://www.actuia.com/actualite/une-oeuvre-dart-generee-par-lia-midjourney-remporte-le-1er-prix-a-la-colorado-state-fair/
6 T. de Jesus Candeias, « Le droit d’auteur à l’ère de l’intelligence artificielle », Village de la Justice, 8 août 2023, https://www.village-justice.com/articles/droit-auteur-ere-intelligence-artificielle,46950.html . Egalement, et même si cet article s’intèresse au régime du copyght, E. Lee, «Prompting progress : authorship in the age of aI», https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=4609687
7 https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2023/12/09/artificial-intelligence-act-council-and-parliament-strike-a-deal-on-the-first-worldwide-rules-for-ai/
8 P. Keller et Z. Warso, “Defining best practices for opting out of ML training”, Open future, 28 septembre 2023, https://openfuture.eu/publication/defining-best-practices-for-opting-out-of-ml-training/
9 Stephen Thaler est membre du groupe de défense The Artificial Inventor Project, qui cherche à établir des brevets pour les travaux générés par les systèmes d’IA.
10 https://www.august-debouzy.com/fr/blog/2032-decision-historique-dun-tribunal-chinois-des-images-generees-par-ia-protegees-par-le-droit-dauteur#:~:text=Le%2027%20novembre%202023%2C%20le,art%20g%C3%A9n%C3%A9r%C3%A9e%20par%20intelligence%20artificielle.
11 Efraín Fandiño López. Les œuvres automatisées à l’épreuve du droit d’auteur : réflexions sur les créations réalisées par des systèmes d’intelligence artificielle. Droit. Université Paris Cité, 2023.