La question sociale et les politiques publiques (2)

Cette philosophie de l’action publique basée sur la modernisation et l’hégémonie de l’Etat a connu d’importants succès et va contribuer à la mise en place du contrat social post-indépendance.
Notre pays va connaître le développement des noyaux de l’Etat moderne, du régime politique et du système républicain, et la sortie des structures étatiques traditionnelles et totalement dépassées. De surcroît, l’Etat sera au cœur, à travers les entreprises publiques et les investissements publics, de la construction d’un nouveau modèle de développement qui va rompre avec le modèle colonial, et cherchera à développer des unités industrielles qui auront pour objectif de substituer la production interne aux importations pour satisfaire la consommation interne. Ce modèle de développement sera renforcé au début des années 1970 par le développement des exportations pour tirer profit d’une globalisation encore à ses premiers stades. En même temps, l’Etat va également construire des institutions sociales modernes et de nouveaux mécanismes de solidarité qui vont prendre en charge la solidarité sociale entre les générations et les catégories sociales. Notre pays connaîtra également un développement rapide des investissements publics dans les secteurs de l’éducation et de la santé.
Ces succès ont joué un rôle important dans le renforcement de l’hégémonie de l’Etat et de ses institutions dans l’espace public et l’exclusion de toutes les voies dissidentes et leur marginalisation.
Mais, cette hégémonie ne va pas durer longtemps. En effet, ce régime politique, économique et social va entrer en crise dès le début des années 1970, ce qui sera à l’origine d’importantes pressions pour une plus grande ouverture de l’espace public et la fin de l’hégémonie de l’Etat. Le système politique va connaître d’importantes évolutions et la montée de la contestation politique va revendiquer la fin de la domination du parti au pouvoir sur les institutions de l’Etat. Cette contestation va commencer avec les révolutions de la jeunesse de mai 1968 pour exiger une plus grande ouverture de l’espace public, le respect des libertés politiques et individuelles et la fin de l’autoritarisme.
Cette révolution démocratique va se poursuivre dans le parti au pouvoir, notamment au Congrès de Monastir de 1971 qui va demander une plus grande libéralisation de l’espace public, et avec l’apparition de plusieurs partis d’opposition comme le parti de l’Unité populaire et le Mouvement des démocrates socialistes et le retour du parti communiste. Cette période va également connaître le développement des organisations de la société civile, particulièrement la Ligue des Droits de l’Homme et quelques journaux indépendants.
Cette dynamique démocratique constitue alors une force de pression sur l’Etat et l’oblige à une ouverture de l’espace public et à la reconnaissance du pluralisme dès le début des années 1980. Mais, ce pluralisme restera formel et le parti au pouvoir continuera à exercer son hégémonie sur les politiques publiques et sur le système politique.
Le domaine économique va connaître la même évolution avec une légère ouverture de la participation des acteurs privés dans la formulation des grands choix de développement. La crise de l’expérience socialisante des coopératives à la fin des années 1960 sera le point de départ d’une plus grande ouverture sur de nouveaux acteurs économiques et plus particulièrement le secteur privé qui va devenir progressivement un acteur essentiel dans la dynamique d’investissement et le projet de développement. Mais, cette ouverture restera relative et les institutions de l’Etat vont continuer leur domination hégémonique dans la formulation des politiques publiques et des grands choix de développement.
Le domaine social va également connaître ce recul de l’hégémonie et de la domination de l’Etat avec l’émergence et le renforcement d’un grand nombre d’acteurs sociaux, particulièrement l’UGTT. Après des années d’hégémonie du parti unique et de l’Etat sur la Centrale syndicale, la bataille de l’indépendance syndicale va commencer dès le milieu des années 1970 et l’UGTT va devenir un acteur central.
On peut lire l’histoire de la question sociale dans notre pays à travers cette lutte entre l’Etat et ses institutions d’un côté, et le mouvement social de l’autre, dans la formulation des politiques publiques dans les différents domaines et plus particulièrement, le domaine social. La vision de l’Etat indépendant était basée sur l’équation de la modernisation et  de la domination. Si cette vision a été à l’origine de quelques succès, les crises politiques, économiques et sociales ont montré ses limites et son incapacité à prendre en charge les intérêts des citoyens.
En dépit de l’échec de cette vision, elle a continué à dominer les politiques publiques. De mon point de vue, il est temps de rompre avec cette tradition et construire une nouvelle vision de notre projet social démocratique qui fait de l’ouverture sur les différentes expressions, son fondement.
Le plus important défi aujourd’hui est la construction d’un nouveau contrat social sur de nouvelles bases, démocratique et pluraliste. Cette nouvelle construction sera basée sur deux éléments importants : le premier concerne l’élaboration d’un nouveau modèle de développement et d’un nouveau pas dans la modernisation et la prise en considération des mutations en cours dans le monde. Le second a trait à la nécessité de prendre en considération le pluralisme et la différence dans la formulation des politiques publiques et de l’ouvrir à une plus grande participation des différents acteurs économiques et sociaux. Cette ouverture doit également donner les moyens à ces acteurs de construire de nouveaux projets économiques et sociaux et contribuer au renforcement des contributions indépendantes dans notre dynamique de développement.

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