Propos recueillis Par Dr Souhir Lahiani*
De ses origines tunisiennes à son rayonnement mondial, elle ouvre la voie aux scientifiques marginalisés, notamment ceux du Sud global, pour façonner une IA équitable, accessible et profondément humaine. Dans cette interview exclusive, elle dévoile son parcours inspirant, sa philosophie transformative et son rêve audacieux : un monde où l’innovation n’a ni frontières ni privilèges.
Une odyssée guidée par la vision
Le parcours de Dr Islem Rekik est une ode à la résilience et à la curiosité. Née en Tunisie, elle grandit avec une fascination précoce pour la science, convaincue de son pouvoir de changer des vies. Après des études brillantes, elle entame une carrière internationale qui la conduit aux États-Unis, en Écosse et en Turquie, avant de poser ses valises à l’I-X Hub de l’Imperial College, un épicentre mondial de l’innovation interdisciplinaire. Aujourd’hui, en tant que professeure associée, elle repousse les horizons de l’IA et des neurosciences à la tête du BASIRA Lab, qu’elle a fondé le 27 juillet 2017, un jalon symbolique de son parcours.
« Ce jour-là, l’article de mon premier étudiant a été accepté à une conférence majeure en IA », se remémore-t-elle, un sourire dans la voix. « Lors de mon entretien à l’Université de Dundee, j’avais partagé ma vision pour BASIRA : un laboratoire dédié à des solutions IA inclusives, robustes et abordables. J’ai toujours cru qu’il faut voir loin. Si votre vision résonne, d’autres vous suivront. Sinon, avancez quand même. » Ce moment décisif donne naissance à BASIRA, un espace où la science devient un levier d’égalité.
Le bilan de recherche d’Islem est impressionnant. Avec plus de 90 projets à son actif, 150 publications à fort impact et un rôle de pionnière dans la neuroIA générative depuis 2018, elle redéfinit ce qui est possible. Son laboratoire a créé les premiers modèles de réseaux neuronaux graphiques génératifs, capables de produire des données d’imagerie cérébrale de haute qualité avec des ressources minimales. Ces avancées, qui touchent la connectomique, les diagnostics médicaux et l’analyse visuelle, apportent des solutions concrètes là où la technologie fait défaut, des cliniques rurales aux laboratoires modestes.
Mais pour Islem, la science n’est qu’une facette de sa mission. Cofondatrice du réseau RISE (Reinforcing Inclusiveness, Skills, and Empowerment), elle milite pour une recherche sans barrières. En organisant plus de 35 conférences et compétitions internationales, elle tisse un dialogue mondial sur l’IA éthique et inclusive. « Être un chercheur d’exception, ce n’est pas une question d’origine », affirme-t-elle. « Ce sont vos idées et leur impact qui comptent. »
L’académie : un creuset de liberté
Pour Islem, l’académie est un sanctuaire de créativité. « Ce qui rend ce milieu unique, c’est la liberté qu’il offre », explique-t-elle. « Vous ne suivez pas un script préétabli. En dirigeant un laboratoire, vous donnez vie à des idées, vous formez des esprits, vous bâtissez des futurs. Cette confiance est le moteur de l’innovation. »
Contrairement aux pressions de l’industrie, l’académie permet d’expérimenter, d’échouer et de grandir. « On vous donne l’espace pour devenir vous-même », dit-elle. « Vous pouvez guider avec un sens, pas seulement des chiffres. C’est à la fois un privilège et un devoir. » Cette liberté a nourri ses ambitions, qu’il s’agisse de concevoir des modèles IA à faible coût ou de mentorer des étudiants qui publient désormais dans les meilleures revues et s’épanouissent à l’international.
Un tournant de sa carrière survient lorsque son équipe marque l’histoire en devenant la première d’Afrique à voir ses travaux acceptés à MICCAI, la conférence de référence en imagerie médicale. « Ce n’était pas juste notre victoire », confie-t-elle, émue. « C’était une percée pour la Tunisie, pour l’Afrique. Cela a prouvé que le talent, lorsqu’on lui donne une chance, peut briller partout. »
Pour Islem, publier un article est un acte symbolique. « C’est la preuve que vous avez cultivé un esprit créatif », explique-t-elle. « Vous avez appris à innover, à articuler des idées complexes, à concevoir des expériences solides et à défendre vos convictions. Ces compétences transcendent l’académie : elles préparent à l’entrepreneuriat, au leadership, à la vie. » Ses étudiants, armés de cet héritage, fondent des startups, décrochent des postes prestigieux et repoussent les frontières de la science.
Repenser l’éducation, un impératif
Islem ne se contente pas de transformer la recherche, elle veut réinventer l’éducation, particulièrement en Tunisie. « Nous devons développer toutes les formes d’intelligence : cognitive, émotionnelle, sociale, spirituelle », insiste-t-elle. «Trop souvent, on apprend aux étudiants à réciter plutôt qu’à réfléchir. La recherche n’est pas un luxe : c’est un outil d’émancipation qui profite à l’humanité tout en forgeant des esprits. »
Malgré son succès planétaire, son attachement à la Tunisie reste viscéral. « J’ai toujours voulu redonner à mon pays », confie-t-elle. En Turquie, elle a cofondé un centre de formation en IA, prémices d’un projet visionnaire : former 100 chercheurs tunisiens à l’IA générative. Ce programme intensif de huit semaines, ouvert à des novices en programmation, a produit des résultats stupéfiants. « À la fin, ils publiaient des articles, décrochaient des emplois, lançaient des projets », s’enthousiasme-t-elle. « Cela montre que le talent est universel. Il ne manque que des opportunités. »
Baptisée 100TUNAI, cette initiative ne se limite pas à transmettre des compétences techniques. « Je dis toujours aux participants : vous êtes le vrai projet», explique Islem. « Nous voulons former une génération de leaders en IA, capables non seulement de coder, mais de comprendre le pourquoi des choses.» En combinant théorie, pratique et confiance en soi, le programme redéfinit ce que signifie réussir.
À travers RISE, Islem élargit cette vision au monde entier. En connectant les scientifiques marginalisés à des mentors, des ressources et des réseaux, elle construit des ponts vers l’excellence. « Nous n’enseignons pas seulement à programmer ou à résoudre des problèmes complexes », dit-elle, « nous montrons aux gens qu’ils peuvent briller, même avec peu, depuis n’importe quel coin du globe. »
Son conseil aux jeunes, en Tunisie comme ailleurs, est à la fois pragmatique et galvanisant : « Croyez en vous et cultivez la discipline. Aujourd’hui, le savoir est à portée de clic – cours gratuits, articles en libre accès, communautés en ligne. Avec une connexion Internet, vous avez le monde. Mais sans discipline, rien n’avance. Travaillez votre curiosité, faites de petits pas, un projet, une compétence, et ne vous arrêtez jamais. Apprendre est une joie en soi, et avec persévérance, les portes s’ouvriront, ici ou ailleurs. »
Une IA pour tous
Au cœur du BASIRA Lab, un rêve audacieux : rendre l’IA universelle. Dans un domaine souvent dépendant de données massives et d’infrastructures coûteuses, Islem innove en créant des modèles d’apprentissage profond accessibles. Ces outils permettent une imagerie cérébrale de pointe dans des contextes modestes, des dispensaires ruraux aux centres de recherche sous-financés. « Nous prouvons qu’on peut faire de la science d’élite sans moyens d’élite », affirme-t-elle.
Depuis 2018, BASIRA domine la neuroIA générative, avec plus de 60 publications qui révolutionnent les neurosciences, l’imagerie médicale et l’analyse visuelle. « Notre mission, c’est de combler les écarts », explique Islem. « Accès à la technologie, au savoir, aux opportunités : nous voulons que tout le monde ait sa place à la table.»
Pour elle, l’avenir de l’IA se joue dans le Sud global. « Les prochaines révolutions viendront de la Tunisie, de l’Inde, du Nigeria », prédit-elle avec conviction. « Mais il faut des chemins : formation, financement, collaborations. C’est ce que je construis. » Son approche, centrée sur l’humain, défie la mainmise des géants technologiques et des universités d’élite, plaidant pour une science collaborative et inclusive.
Une boussole philosophique
La démarche d’Islem est imprégnée d’une réflexion profonde. « L’IA, ce n’est pas juste des algorithmes: c’est comprendre ce que signifie être humain », dit-elle. Passionnée par la philosophie, de l’éthique et des sciences humaines, elle veille à ce que ses recherches restent ancrées dans l’empathie. « Ce qui me passionne, c’est la manière dont nous pensons, ressentons, affrontons nos fragilités », partage-t-elle, « les neurosciences, les humanités, l’éthique, ces disciplines sont essentielles pour une IA qui sert l’humanité. »
Dans ses travaux, cette sensibilité se traduit par un respect de l’expérience humaine. Qu’elle modélise les réseaux cérébraux ou conçoive des outils diagnostiques, elle place l’individu au centre. «Sans pensée critique ni compassion, la technologie perd son âme », avertit-elle. Cette éthique la distingue dans un secteur souvent dominé par la course au profit.
Réinventer l’éducation pour demain
Islem ne se contente pas de rêver d’un monde meilleur, elle veut le bâtir, à commencer par l’éducation. « Le système actuel est dépassé », tranche-t-elle, « le monde change trop vite pour des programmes rigides. » Elle prône une pédagogie qui nourrit toutes les dimensions de l’intelligence – cognitive, émotionnelle, sociale, spirituelle – et forme des esprits conscients et autonomes. « Nous devons enseigner avec authenticité, tout en restant connectés à nos racines », ajoute-t-elle.
Pour elle, tout commence par les enseignants. «Une stratégie nationale de formation doit investir en eux », plaide-t-elle. « Imaginez un stage obligatoire de deux semaines pour découvrir de nouvelles méthodes. Former les formateurs n’est pas une option, c’est une nécessité. » Elle appelle aussi à des alliances renforcées entre universités, gouvernements et industries pour démocratiser l’innovation.
Son propre parcours illustre la puissance de l’académie. « J’ai vu des collègues dans des géants comme DeepMind bridés par des contraintes », note-t-elle. « Dans un bon environnement académique, vous avez une liberté rare pour créer, mentorer, transformer. C’est là que naît le vrai changement. »
Le courage de tenir bon
Aux étudiants confrontés à l’adversité, Islem offre une leçon tirée de son expérience : « La courbe d’apprentissage est un piège. Au début, tout semble excitant. Puis vient un plateau, où vos efforts paraissent vains. C’est là que beaucoup lâchent. Mais ce plateau forge votre résilience. Si vous persistez, vos progrès deviennent fulgurants.»
Elle les exhorte à définir leur propre valeur. « Ne laissez jamais un titre ou un jugement vous enfermer », dit-elle. « Votre force vient de l’intérieur. Avec patience et discipline, vous irez loin. »
Une étincelle pour tout changer
Pour Islem, tout commence par une idée. «Chaque révolution naît d’une étincelle », dit-elle. « Nourrissez-la, protégez-la et n’attendez pas la permission. Vous avez des ailes : envolez-vous. »
De son triomphe à MICCAI à la formation d’une nouvelle génération en Tunisie, elle prouve que le talent transcende les frontières. Son œuvre est un hommage à la science inclusive, un rappel que l’avenir de l’IA appartient à ceux qui osent rêver, d’où qu’ils viennent. γ
*Maître-assistante en Sciences de l’Information et de la Communication
Département communication, IPSI, Université de la Manouba.
L’appel de Dr Islem Rekik
Croyez en vous : le savoir est à portée de main, saisissez-le.
Cultivez la discipline : les petits pas mènent aux grandes victoires.
Tenez bon : le succès naît dans les moments d’épreuve.
Soyez votre propre mesure : votre valeur réside dans vos rêves, pas dans le regard des autres.
BASIRA Lab
L’IA au service d’un monde sans frontières
Fondé en 2017, le BASIRA Lab est un pionnier des solutions IA inclusives. Leader en neuroIA générative depuis 2018, il développe des modèles accessibles pour l’imagerie cérébrale, avec des applications en neurosciences, santé et analyse visuelle. Avec plus de 60 publications, BASIRA promeut l’équité à travers des collaborations mondiales, permettant aux chercheurs des contextes modestes de relever les grands défis.