Par Khalil Zamiti
L’heure était au courage d’une jeunesse montée à l’assaut de mille et un outrages. Pour définir la vision sociale de Ben Ali et de son entourage à l’orée de la Révolution déclenchée le 14 janvier 2011 un seul mot suffit : Dégage !
A peine deux ans après, les prises de position évoluent en fonction d’un tout autre paysage. Assez souvent formulées, ces nouvelles attitudes arborent des airs à la fois paradoxaux et tranchés. Les situer, aide à les comprendre.
Voter pour Ben Ali
Dans la nuit du 25 au 26 mai 2013, quatre magasins du centre commercial Phénicia furent dévalisés. Deux pas les séparent les uns des autres. Afin de visiter l’épicerie munie d’une porte malaisée à forcer, les cambrioleurs chevronnés arrachèrent le conditionneur pourtant haut perché. Au matin, les victimes du larcin, réunis avec un petit groupe de clients familiers commentaient les circonstances de leur malchance. Outré, l’épicier crie : « La Révolution, quelle révolution ? C’est la révolution des bandits oui. Au moins, nous avions la paix avec Ben Ali. S’il revenait je voterai pour lui ».
A ce propos de l’indigné, les trois autres boutiquiers volés renvoient cet écho révolté : « Moi aussi ! ».
Je quitte l’assemblée agitée pour aller, tout près interviewer le buraliste, lui épargné. Au fournisseur quotidien et convivial de mon journal je pose d’emblée ma question directe, sans tambour ni trompette :
« Ils disent voter pour Ben Ali s’il revenait aujourd’hui. Et toi ? »
« Ya hasra âla Ben Ali. Je ne lis ni n’écris mais je signerai pour lui avec mes dix doigts. Il n’est pas mauvais. Tout le mal vient de Leïla. Après la Révolution, les gens ne craignent plus rien. Le vol a dépassé l’imagination ».
Pris par l’intérêt de ces dits contraires aux discours admis à une échelle élargie et officielle, je poursuis le recueil de l’étrange récit.
Dernier de mes interrogés, le boutiquier à la barbe fleurie vend des produits dits naturels et bénis. Epices, aromates et miel chifa égayent le regard par leurs senteurs et leurs mille couleurs. Le jaune-safran du curcuma côtoie le teint du cumin et contribue au succulent mélange des parfums. Le sage me dit : « Ne les pensez pas au mot, professeur, ils disent voter pour Ben Ali par colère à cause du vol. Mais ce n’est pas leur intime conviction ».
L’illusion de l’ordre
J’écoute mes six intervenants avec attention, que dis-je, passion et je décode sur le champ. La Révolution, étiquette appliquée à la confusion et au désordre, source la grande illusion d’un ordre global, homogène, unique et monolithique. Or l’examen du sectoriel débusque le pluriel avec son rythme différentiel.
Au niveau des représentations, le nom, seul, ici de Ben Ali, donne à voir un point fixe là où la transformation dicte sa loi. Elle demeure sans cesse à redécouvrir à l’aulne du présent ou du souvenir pour saisir comment, deux ans après, Ben Ali n’est plus Ben Ali.
Snipers sur les toits
Le 16 janvier 2011, Achwek Belgacem et Hayet Rebaï reviennent du marché. Aux abords de la « Place Barcelone » et sous leurs yeux sidérés, un militaire tombe à terre blessé ou tué par un sniper. Les balles crépitent et les deux copines, terrifiées courent très vite. Une fois parvenues à la rue Ibn Khaldoun un agent les introduit au restaurant proche de son poste.
Là une dizaine de civils et de policiers se sont réfugiés à l’orée du couvre-feu décrété.
Mon téléphone sonne. En pleine crise de nerfs, les deux jeunes filles m’appellent et me tiennent ce propos entrecoupé de sanglots : « que va-t-il nous arriver ? Nous ne pouvons pas sortir avec les snipers sur les toits… Nous allons nous effondrer…
Heureusement les gens, ici, sont extraordinaires… ils nous laissent tranquilles dans la cuisine… Ils nous ont apporté deux chaises… Nous mourons de peur, de fatigue et de sommeil… Comment tenir jusqu’au matin ?
« Ne pleure pas, calme-toi, il n’y a rien à faire, respire profondément, ferme les yeux et tâche de t’assoupir. Hayet veillera sur toi un moment puis, à son tour elle se reposera. Passe-moi l’un des policiers »
« Ne vous inquiétez pas pour les étudiantes, professeur, elles sont sous notre protection ».
Leur foyer n’est pas loin de votre poste. Il se trouve à la rue Ali Ben Ghedahem et à trois cent mètres du ministère de l’Intérieur. Pourriez-vous les y accompagner ? »
« Aucun ne peut sortir sans grand risque. Le problème n’est pas les soldats chargés du couvre-feu, mais les snipers entrent de jour dans les immeubles et se cachent sur les toits. Ici, nos sœurs n’ont rien à craindre. Malgré la peur elles ont recouru aux serviettes de table pour appliquer un garot et arrêter l’hémorragie du civil blessé… Les étudiantes essayaient de rassurer une vieille dame au moment où elles-mêmes pleuraient. Elles nous ont émus. Il n’y avait rien de prêt. Elles ont préparé des pâtes et tout le monde a mangé ».
De la désolation à la fraternisation
Plus tard, devant le ministère de l’Intérieur submergé par la houle de la foule, une jeune fille saute au cou du guerrier médusé. Maintenant les bouquets de fleurs obstruent la gueule des canons. C’est le jour où le moyen de la guerre devient le symbole de l’amour. Ce brusque passage de la distance à la proximité narre l’éclosion de la fraternisation dans le sillage de la Révolution. Il n’y a plus ni militaire ni civil, ni indifférent ni militant, ni professeur, ni étudiant, ni féminin, ni théorique ni anecdotique, ni rationnel ni émotionnel, ni grand ni petit à l’heure où l’universel sourit. Mais le matin du 22 janvier, au Monoprix d’El Manar, tous les employés, mobilisés, portent un brassard noir. Avec un préavis de grève, osé pour la première fois, ils réclament sans retard ni fard, une majoration salariale de soixante dinars. Dans l’ambiance euphorique, l’une des caissières me dit : « Ce sera mon cadeau de mariage offert par la Révolution. J’espère que le second sera la titularisation ».
Ici où j’évolue tel un triton dans l’eau, d’autres complètent mon information. Aux délégués du personnel bien décidé, le propriétaire de la grande surface déclare ceci : « j’ai mis de côté une somme pour ouvrir un autre Monoprix. Mais je vais affecter cet argent à l’amélioration de votre situation. Maintenant j’ai compris que mon vrai capital ce sont les employés ».
Sans transformation des rapports construits entre le capital et le travail, plus dure sera la désillusion. Le fuyard de son palais pousse à l’extrême limite l’usurpation du pouvoir pour l’avoir. Sorti, hélas, de sa caserne Baba Ali gouverne surtout pour garnir sa caverne. Il fallait manifester au moment du coup d’État nocturne pour exiger, sans délai, des élections diurnes. A l’ère des snipers délétères, le moment inaugural de l’irruption révolutionnaire esquissait le portrait du président abhorré qui aurait imaginé les prêts, selon eux à voter pour lui deux ans après ? « Remember, Remember… » écrivait Baudelaire ! Au cas où par l’improbable concours de circonstances la prospérité aurait succédé au 14 janvier, la représentation du mal-aimé serait demeurée inchangée. A tous les niveaux de la société globale, plusieurs transformations virtuelles tiennent compagnie à l’évolution réelle. De ce constat provient l’immémorial débat engagé à la fois dans le monde profane et l’univers sacré, entre le hasard et la nécessité. Dans le domaine des sciences humaines, les déterminismes sociaux convolent en justes noces avec l’ainsi nommée liberté.
Les « foukahas », par définition incorrigibles aux yeux de l’homme sans Dieu évoquent, eux le couple mystérieux où le « kadha » dialogue avec le « kadar » pour le plus grand déshonneur du sinistre usurpateur. Avec les désappointés, au premier rang desquels figurent nos commerçants dévalisés, il rêve, la nuit, de retourner à son palais occupé, maintenant, par un figurant.
Toujours irrécupérable, incorruptible et intransigeant, à l’égal de Chokri Belaïd, Hamma Hammami, lui, n’a modifié ni sa prise de position ni sa représentation de Ben Ali depuis l’éclosion de la Révolution.
K.Z