La régulation audiovisuelle en Tunisie : Absence de politiques publiques

Par Dr Souhir Lahiani

Par Dr Souhir Lahiani

 La Révolution de janvier 2011, la progression des usages d’Internet, l’avènement des réseaux sociaux, ainsi que le recul du secteur publicitaire ont eu pour conséquence une pleine transformation du contexte général du paysage médiatique tunisien à tous les niveaux.
Depuis l’indépendance (1956) jusqu’aujourd’hui, le secteur médiatique connaît une insuffisance dans les lois qui retarde et freine le développement des médias. Les gouvernements qui se sont succédé depuis l’indépendance du pays en mars 1956, ont souvent été frileux à l’égard de la liberté d’expression et d’information et hostiles à l’idée de permettre l’éclosion de médias libres et indépendants. Pourtant, ces libertés sont explicitement énoncées dans l’article 8 de la Constitution de 1959, (Chouikha, 2016).
Les autorités de régulation chargées de réglementer le secteur audiovisuel au niveau mondial reconnaissent le rôle essentiel de la régulation dans la création d’un environnement propice à la liberté d’expression. Mais, il est indispensable que ces autorités soient indépendantes à la fois en droit et en pratique pour mener leur mission de manière efficace, transparente et responsable.
Bien que les missions de ces autorités soient très variables selon les pays, les principales tâches qui leur sont confiées comprennent l’octroi de licences de diffusion, la vérification de la conformité des programmes aux obligations légales du secteur et l’adoption de codes de conduite et de règlementations sur le pluralisme, la transparence de la propriété des médias, la protection des mineurs, la promotion de la diversité sociale et culturelle, la lutte contre les discours de haine, etc.
En Europe, par exemple, on parle de régulation de l’audiovisuel et du numérique suite à la convergence des médias.
Les pays arabes ont des réglementations audiovisuelles souvent influencées par des considérations culturelles, religieuses et politiques. Dans de nombreux pays de la région, les médias audiovisuels sont étroitement surveillés et réglementés par des organismes gouvernementaux.
Est-ce le cas en Tunisie ?
Les évolutions de l’écosystème médiatique en Tunisie s’accélèrent. Il s’agit de mutations des usages, de la crise du marché publicitaire, des changements des modèles économiques, etc. Toutes ces mutations obligent les médias à s’inscrire dans une logique d’amélioration continue.

 Paysage médiatique en Tunisie postrévolutionnaire
Après la révolution du 14 janvier 2011, le gouvernement provisoire tunisien a exprimé l’urgence de la restructuration des médias tunisiens marginalisés par l’ex-Président tunisien, pendant vingt-trois ans afin de consolider la transition démocratique en Tunisie. Ainsi, une sous-commission de réformes des médias a été créée au sein de la Haute instance de la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique afin de réécrire le code de la presse tunisienne et les textes de lois régissant les médias.

 Les décrets-lois 115 et 116
Les décrets-lois 115 et 116 comportent encore des lacunes (surtout au niveau de la presse électronique). En août 2016, Youssef Chahed, chef du gouvernement de l’époque, avait indiqué qu’en collaboration avec les concernés, les décrets-lois 115 et 116 seraient réorganisés en lois, que la publicité publique serait contrôlée et que le travail des institutions de régulation dans le domaine audiovisuel et celui de la presse écrite et électronique serait fortement appuyé.  A ce jour, rien n’a été fait.

 L’Instance nationale pour la réforme de l’information et de la communication (l’INRIC)
Le Conseil supérieur de la communication (créé le 30 janvier 1989), a été remplacé par l’Instance nationale pour la réforme de l’information et de la communication (l’INRIC). Créée le 2 mars 2011, deux mois après départ de l’ex-président Ben Ali, par le décret-loi (n° 10-2011), l’INRIC devait combler le vide juridique et institutionnel résultant de l’abrogation de la législation liberticide de la presse et la suppression du ministère de la Communication qui régentait les médias tunisiens. L’Instance était également chargée d’évaluer la situation du secteur de l’information et de la communication sous tous ses aspects et de formuler des propositions de réformes qui soient en phase avec les standards internationaux en matière de liberté d’expression et d’information.

 Absence d’une structure indépendante de mesure de l’audience
La mesure d’audience en Tunisie soulève des problèmes majeurs liés à l’absence d’un cadre législatif adéquat, la gouvernance du secteur et les méthodologies utilisées. Plusieurs chercheurs et experts des médias s’interrogent sur la légitimité de la réalisation de mesures d’audience par des bureaux d’études privés.
Dans ce sens, Nouri Lajmi, président de la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle, décrit le secteur par une absence de transparence (Lajmi, 2018). Il avoue que la mesure d’audience en Tunisie n’a pas de méthodologie claire qui puisse susciter la confiance de tous les intervenants.
La mesure de l’audience est une donnée centrale pour un média dont le modèle économique est basé sur la publicité, car elle détermine son attraction pour les annonceurs et par conséquent, la viabilité du média.
Sadok Hammami confirme cette idée. Il considère que « la mesure d’audience est à la base de l’économie des médias ». Il s’agit selon lui d’« une activité stratégique et vitale pour les médias, car elle définit leur activité économique et leur valeur marchande » (Hammami, 2018).
Cette dépendance économique explique l’importance donnée à la mesure de l’audience et aux instituts de sondage. La problématique essentielle est de savoir si les sondages et les études publiés sont réellement crédibles et neutres. Les annonceurs de leur part, exigent une étude des caractéristiques sociodémographiques de l’audience afin de rentabiliser leurs apports financiers et de mieux définir les cibles de leurs annonces.
En Tunisie, la mesure de l’audience n’est pas encadrée et peut être utilisée pour défendre des intérêts économiques ou politiques. L’estimation des audiences des médias audiovisuels et en ligne ou du lectorat de la presse écrite se base essentiellement sur des échantillonnages qui ne permettent pas de connaître avec certitude l’importance de chaque média par rapport aux autres et par conséquent, leur niveau de concentration ou encore leur impact réel sur l’opinion publique.

 Association tunisienne d’audiométrie : une tentative d’autorégulation du secteur
L’absence d’instituts de mesure d’audience a poussé certaines personnes dans le secteur à lancer l’Association tunisienne d’audiométrie « l’ATA » en 2016, pour réfléchir à ces problématiques et proposer des solutions de mesures d’audiences plus fiables.
Il est à noter qu’en collaboration avec l’Office de justification de la diffusion France, l’Association tunisienne de l’audimétrie, le syndicat des agences de publicité et le syndicat tunisien des médias ont organisé le 21 janvier 2015, un séminaire de présentation et d’information autour des médias numériques et de la presse papier à Tunis. Cette rencontre a été consacrée à la présentation du résumé de la mission d’audit des chiffres 2014 pour les éditeurs tunisiens volontaires à l’adhésion OJD (5 titres ont déjà adhéré) et à l’état des lieux du marché des médias en Tunisie et plus particulièrement du web et de la presse.

 Principaux acteurs de la mesure d’audience en Tunisie
L’absence d’instituts de mesure d’audience (TV, presse écrite, presse en ligne) reconnue par tous les professionnels (médias, publicité et annonceurs) laisse un vide sidéral en matière de régulation de cette mesure. D’autre part, il n’existe pas d’Office de justification de diffusion (OJD) pour donner les chiffres exacts (ou audités) de la distribution de la presse écrite (tirage et ventes).
Il existe principalement deux entreprises qui réalisent les mesures d’audience de façon régulière : Sigma conseil et Media scan. Il y a une troisième agence (3 C études) qui, selon ses responsables, fait de la mesure d’audience de façon sporadique et ciblée, c’est-à-dire pour des médias à la demande. Faute de moyens, 3 C s’est retirée de ce marché d’audimétrie au niveau national.
Seuls les chiffres diffusés par deux bureaux d’études, Sigma conseil et Media Scan, sont considérés comme crédibles et proches de la réalité par quelques médias et annonceurs. Cependant, faute de méthodologie claire et acceptée par tous, ils ne font pas toujours l’unanimité.

 Rupture entre l’Instance de régulation et le gouvernement
Actuellement, on observe une rupture entre la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA), qui est la seule Instance de régulation dans le pays, et le gouvernement. Ce qui témoigne d’une situation critique du paysage audiovisuel et médiatique et de l’absence de politiques publiques visant à instaurer une gouvernance du secteur de l’information et de la communication.
Abdelkarim Hizaoui, enseignant à l’Institut de presse et des sciences de l’information (Ipsi), ancien directeur du CAPJC et chercheur universitaire, pense que depuis l’autodissolution de l’Instance indépendante chargée de réformer l’information et la communication (Inric) en 2012, il n’y a pas eu de réflexion autour de la gouvernance des médias publics, confisqués ou autres. Il pointe d’ailleurs le défaut de politiques publiques autour de la gouvernance des médias en Tunisie, rappelant qu’il n’existe aujourd’hui aucun responsable chargé de ce dossier.
Hizaoui s’interroge sur le fait de ne pas avoir nommé de président pour la HAICA après le départ à la retraite de Nouri Lejmi. Il appelle le gouvernement à agir rapidement et à nommer un président pour que la HAICA puisse remplir ses fonctions. Il décrit la situation de la HAICA comme étant dans une sorte de léthargie, une instance figée mais non officiellement. Il est temps de prendre des décisions concernant la HAICA, il est temps d’avoir des législations et des lois claires.
De son côté, le Doyen de la faculté de droit et des sciences politiques de Tunis, Mustapha Ben Letaief, explique que la création d’une instance constitutionnelle est le problème de la situation actuelle. Selon lui, on est allé trop loin, on est allé à l’extrême ! En affirmant qu’il n’était pas nécessaire d’établir une telle instance constitutionnelle, une simple autorité de régulation indépendante aurait été suffisante. « Dans le domaine des médias, il est nécessaire d’avoir des organismes de régulation à vocation administrative, qualifiés d’organismes administratifs indépendants », affirme-t-il, lors d’un débat mardi 23 janvier, à l’Institut de presse et des sciences de l’information. Un débat animé par Sadok Hammami avec comme intervenants Mustapha Ben Letaief et Abdelkarim Hizaoui.

 Suspension des rémunérations des membres du conseil de la HAICA
Le mandat de la majorité des membres de la HAICA a pris fin depuis mai 2019, et nous sommes toujours en attente de renouvellement de la structure de la HAICA conformément aux dispositions légales.
Les membres du conseil demandent au président de la République de nommer un nouveau président à la tête de l’instance de régulation afin de poursuivre ses activités en attendant de soumettre son projet de loi au parlement.
Le Conseil de la HAICA avait décidé, le 15 mars 2023, de nommer Salah Sersi à la tête de l’instance par intérim, en attendant de soumettre un projet de loi organisant l’instance de régulation et le secteur au nouveau parlement.
La HAICA a pris cette décision en l’absence de réponse de la part du président de la République à sa demande de nommer un nouveau président pour assurer la continuité du service public et protéger l’intérêt général et les intérêts d’autrui, selon une déclaration publiée le 15 mars 2023.
Il est à rappeler que la HAICA avait exprimé dans un communiqué publié le 19 novembre 2022, son rejet de la teneur de la décision n°31 de l’ISIE du 18 novembre 2022, modifiant la décision n°8 du 20 février 2018 relative à la fixation des règles et des conditions auxquelles les médias doivent se plier durant la campagne électorale et la campagne référendaire.
La HAICA a justifié sa réaction par les sérieux risques d’une orientation délétère pouvant mettre en péril la transparence, l’intégrité et la régularité de la couverture médiatique des élections, en violation flagrante et de la Constitution et de la loi.

 Renforcer la régulation des médias en réduisant le nombre des instances
Pourquoi ne pas réduire le nombre des organes de régulation au lieu d’augmenter leur nombre ? Selon Mustapha Ben Letaief, plutôt que d’augmenter le nombre d’organes, pourquoi ne pas envisager de le réduire ? Nous pourrions fusionner plusieurs entités pour créer une institution unique et solide, regroupant les missions similaires de trois ou quatre organismes existants (l’Instance nationale d’accès à l’information (INAI), l’Instance nationale de lutte contre la traite des personnes (INLTP), l’Instance nationale de prévention de la torture (INPT) et l’Instance nationale de protection des données à caractère personnel (INPDP) ). Il n’est pas nécessaire que cette institution soit constitutionnelle, l’essentiel est qu’elle soit indépendante dans son fonctionnement.

 Les instances de régulation de l’audiovisuel : l’exemple de l’Europe
Le Conseil de l’Europe reconnaît que l’existence d’un large éventail d’acteurs indépendants et autonomes dans le secteur des médias audiovisuel passe par une régulation adéquate, qui doit garantir la liberté d’expression tout en maintenant un équilibre entre cette dernière et d’autres droits et intérêts légitimes.
Dans le secteur privé allemand, aux Pays-Bas et en Italie, les instances de régulation s’attachent essentiellement à l’interdiction de la violence et à la protection de la jeunesse.

 Nouveaux enjeux de la régulation
Face à l’émergence et l’expansion des plateformes digitales, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) et la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet (Hadopi) fusionnent en 2022, pour devenir l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (l’Arcom).
La régulation de l’audiovisuel et du numérique s’inscrit dans un cadre européen et repose sur une coopération intense avec les différents régulateurs des autres États membres de l’UE.
L’Arcom entretient en outre des relations régulières avec ses homologues et accueille chaque année de nombreuses délégations étrangères qui viennent s’inspirer, à Paris, de son rôle et de son fonctionnement.

 Le Groupe des régulateurs européens des services de médias audiovisuels (ERGA)
Le Groupe des régulateurs européens des services de médias audiovisuels (European Regulators’ Group for Audiovisual Media Services – ERGA) est un organe consultatif de la Commission européenne créé par une décision du 3 février 2014. Il rassemble les dirigeants des autorités de régulation de l’audiovisuel des vingt-sept États-membres de l’Union européenne.

L’état du journalisme tunisien est très peu rassurant
Les gouvernements qui se sont succédé depuis l’indépendance du pays en mars 1956, ont souvent été frileux à l’égard de la liberté d’expression et d’information et hostiles à l’idée de permettre l’éclosion de médias libres et indépendants. Pourtant, ces libertés sont explicitement énoncées dans l’article 8 de la Constitution de 1959 (Chouikha, 2016).
Autant public de l’audio-visuel et lecteurs du print, qu’acteurs du premier cercle des médias – directeurs de publication, rédacteurs en chef, journalistes, syndicats – et du cercle périphérique – annonceurs, agences de communication…- tout le monde semble profondément consterné par l’état du journalisme tunisien et très peu rassuré quant à son évolution.
Pour qui suit de près la mutation des médias depuis la Révolution, la conclusion semble faire l’unanimité : la dégradation suit une courbe exponentielle, faisant de la qualité de l’information une denrée de plus en plus rare. Nos médias sont-ils la radioscopie la plus parfaite de notre société ? Nous renvoient-ils une image de plus en plus collante à notre réalité ? Sont-ils également victimes de choix de gestion inappropriés des différents secteurs ou participent-ils eux-mêmes de cette détérioration ?

Références
* https://www.senat.fr/lc/lc23/lc23_mono.html#toc2
* https://www.csa.fr/Informer/Qu-est-ce-que-le-CSA/Les-missions-de-la-regulation-audiovisuelle#:~:text=Le%20secteur%20public%20de%20l,des%20programmes%20qu’il%20diffuse.
* CHOUIKHA, Larbi : « La difficile entreprise de réformer les médias en Tunisie », Communication, Vol. 32/1 | 2013

 1 L’Article 8 de la Constitution de 1959 : « Les libertés d’opinion, d’expression, de presse, de publication, de réunion et d’association sont garanties et exercées dans les conditions définies par la loi. Le droit syndical est garanti ».
2 La Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA) est une instance constitutionnelle dotée de pouvoirs réglementaires et consultatifs. Elle œuvre à la promotion de la culture de la régulation et du pluralisme et à l’instauration d’un nouveau mode de gouvernance de l’audiovisuel. Créée par le décret-loi n° 2011-116 du 2 novembre 2011 relatif à la liberté de la communication audiovisuelle, la HAICA a été installée officiellement le 3 mai 2013, à l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse.
3 Lors d’un débat mardi 23 janvier, à l’Institut de presse et des sciences de l’information. Un débat animé par Sadok Hammami avec comme intervenants Mustapha Ben Letaief et Abdelkarim Hizaoui.
4 Le CSA est né en 1989, succédant à la Commission nationale de la communication et des libertés (CNCL, 1986-1989). Il tire cependant sa mission d’une précédente loi : la loi de 1986 sur la liberté de communication audiovisuelle. Celle-ci confirme et amplifie le tournant dans l’histoire de la télévision et des radios françaises qui avait été amorcé au début des années 1980, celui du passage d’un monopole d’Etat à un secteur ouvert, qui voit coexister des médias de service public et des médias privés.

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