Dans le cadre de la rencontre annuelle qu’il organise, le Comité international de la Fondation Oasis s’est réuni de nouveau et cette fois-ci à Tunis, le lundi 18 et le mardi 19 juin 2012, à l’hôtel Africa, sur le thème «La religion dans une société en transition : comment la Tunisie interpelle-t-elle l’Occident ?».
D’éminents spécialistes venant du monde entier ont pris part aux travaux qui se sont tenus avec de nombreux experts de confessions diverses et ont été conduits par le Président de la Fondation internationale Oasis. «La possibilité existe de faire un même discours sur les arabes et pour les arabes». C’est par cette affirmation que le journaliste libanais Samir Kassir concluait la préface du pamphlet Considérations sur le malheur arabe, peu avant de perdre la vie dans un attentat en juin 2005. Je pense que cette phrase exprime bien, par analogie, le pari des neuf premières années de la Fondation Oasis, qui promeut la rencontre entre Orient et Occident. Il n’est pas nécessaire de tenir deux discours séparés, un pour les musulmans et un autre pour les chrétiens : les questions auxquelles les fidèles des deux religions sont confrontés au quotidien dans leur vie personnelle et communautaire sont suffisamment partagées pour permettre une compréhension réciproque. À condition, bien entendu, d’en avoir l’intention et les instruments culturels appropriés.
L’exemple le plus évident de cette convergence possible me semble être aujourd’hui la demande de liberté qui, depuis la Tunisie, a émergé fortement dans différents pays du monde arabe. Il est d’ailleurs vrai que la transition démocratique montre des difficultés à concilier cette demande avec la dimension religieuse. C’est précisément pour cette raison que notre congrès annuel a rassemblé à Tunis plus d’une cinquantaine de spécialistes du monde entier. Le sous-titre, Comment la Tunisie interpelle l’Occident ?, montre qu’il s’agit aussi d’une question centrale pour l’Occident, poussé à une réflexion par les évènements qui se sont produits en Afrique du Nord.
Notre hypothèse de travail est celle des chrétiens engagés en politique dans l’Europe de l’après-guerre, basée sur la critique de la modernité. Elle part du constat que dans la cité moderne, l’unité nécessaire à la vie sociale ne peut plus être recherchée, comme dans la Chrétienté médiévale, dans l’unité de la foi. En d’autres termes, il n’est pas possible de faire appel directement au religieux comme fondement du politique, parce que le champ religieux s’est parcellisé. Mais si le présupposé religieux disparaît, le but, lui, ne disparaît pas : permettre au sujet de vivre, dans la polis, la vérité dans la liberté. L’insistance sur la vérité éloigne cette proposition d’une conception relativiste. En même temps, cette vision reconnaît avec réalisme qu’aujourd’hui l’unité ne doit pas être recherchée avant tout dans une convergence sur les principes, mais dans la garantie de la liberté, comme forme dans laquelle ces principes sont accueillis. Cependant, la liberté – et cette précision est décisive – n’est pas abstraite, mais elle a un contenu : la valeur de la personne, en elle-même et dans son rapport avec les autres et avec Dieu. On comprend dès lors l’insistance sur la liberté religieuse dans la pensée catholique récente et en particulier dans le magistère de Jean Paul II et de Benoît XVI.
Il semblerait alors que la religion, pour pouvoir se conserver sans se trahir dans l’idéologie, soit appelée aujourd’hui à assumer, en Orient comme en Occident, une dimension personnaliste (qui, évidemment, implique aussi une nouvelle conception des rapports sociaux et économiques). Sans reconnaître la centralité de la personne, l’insistance sur la liberté risque de rester formelle et rhétorique. À notre avis, l’expérience variée et laborieuse du rapport que le Christianisme a instauré avec la modernité politique, entre refus, illusion passéiste et assomption critique des instances positives, peut s’avérer intéressante aussi pour les peuples musulmans et pour la demande de liberté que leurs révolutions ont si puissamment mis en avant. En même temps, ces mouvements appellent l’Occident à se confronter à nouveau avec la question de la vérité. C’est dans ce sens, je crois, qu’on peut parler d’une pertinence culturelle objective que l’Islam aujourd’hui assume pour le Christianisme, et vice-versa. Il s’agit d’un horizon commun où on retrouve le sens de ce processus de métissage des peuples que nous avons baptisé dès la première manifestation d’Oasis «métissage de civilisations et de cultures».
* Archevêque de Milan, Président de la Fondation Oasis