La Tunisie vient de célébrer le 60e anniversaire de la proclamation de la République, sans faste ostentatoire, ni sentiment d’espoir et de confiance dans l’avenir. Dans la tourmente actuelle que traverse le pays, le contraire aurait surpris. Avec l’accumulation des problèmes, l’aggravation de la crise politique, économique et sociale, le sentiment du désenchantement qui domine, l’impuissance manifeste à faire bouger les choses et à conduire le changement, on a l’impression que le cœur n’y est pas. Dans un tel contexte national tendu, de désordre, d’incertitudes et d’attentisme, le moral des Tunisiens est au plus bas et leur confiance est entamée, les principes républicains sont tournés en dérision et le fonctionnement des institutions républicaines est mis à mal. Pouvait-il en être autrement lorsque tout marche de travers et que les acteurs politiques ont pris le pli de claironner des slogans, sans conviction aucune, et d’agir à contre-sens ? L’impasse qui perdure depuis des mois, le jeu pas tout à fait innocent auquel s’adonnent les parties au pouvoir, les agendas suspects de certains autres acteurs, n’y sont-ils pas pour quelque chose dans la descente du pays dans les abysses du doute et du chaos ?
Après les temps du questionnement et du doute, voici venu le temps de l’inquiétude et du manque total de visibilité dans cette jeune démocratie ballottée par des vents contraires, malmenée par une classe politique dont la prolifération anarchique n’a fait qu’accroître la désaffection des Tunisiens de la chose publique et du jeu pervers de partis politiques obnubilés par l’accaparation du pouvoir, rien que le pouvoir.
Soixante ans après la proclamation de la République et quatre ans seulement après la naissance de la deuxième République, la Tunisie apparaît comme un bateau ivre, qui va à vau–l’eau, sans véritable plan de pilotage. Le plus grave provient actuellement de ceux qui sont censés lui permettre d’arriver à bon port, dans la mesure où dans le grand cafouillage qui a fini par s’installer et les guéguerres qui se sont déclarées un peu partout, ils sont devenus la source du mal, de la discorde et d’un immobilisme affligeant.
Devant cette impuissance générale, la deuxième République, qui a pourtant suscité de grands espoirs et un grand mouvement de sympathie de par le monde, vit des heures difficiles. Tout indique que la Constitution de 2014 a vite fait de produire le contraire de ce qui était attendu et souhaité, en dispersant le pouvoir et en rendant le pays difficilement gouvernable. En l’absence d’un rôle dynamique des partis politiques dans la société, d’un débat public qui cerne les questions interpellant le plus le citoyen dans sa vie de tous les jours, d’une culture démocratique et d’un Etat fort et capable d’appliquer la loi et de préserver les libertés, la République est exposée de plein fouet au jeu des lobbies et des clans. La situation de blocage actuelle en atteste parfaitement.
La règle du consensus est en train de pervertir le rôle des institutions. Pour entamer une réforme, passer une loi, définir des stratégies ou opérer un remaniement du gouvernement, on n’actionne pas les dispositions constitutionnelles, on préfère recourir, sous couvert de recherche d’efficacité et de consensus le plus large, à des faux-fuyants. Le résultat est là, qui renseigne fort sur le fonctionnement risible aujourd’hui de l’ARP, où les groupes parlementaires sont en éternelle décomposition-recomposition, les débats décalés et la présence des élus de la nation est fantomatique. Il en est de même de la conduite des réformes essentielles, comme celles des caisses de sécurité sociale, de la santé, de l’éducation, de l’enseignement supérieur… qui restent suspendues aux caprices des partis, des organisations nationales et de leurs mauvais calculs.
Enfin, la profonde crise politique que connaît le pays a mis à nu l’émergence de luttes de clans à la tête du pouvoir. A l’approche des élections présidentielle et législatives de 2019, les événements se sont accélérés et l’on a fini par apercevoir l’éclatement d’une guerre de tous contre tous en prévision de cette course électorale qui risque d’être une épreuve difficile pour cette démocratie fragile.
Quand on s’aperçoit que les trois têtes du pouvoir ont des intérêts divergents, l’on ne peut pas s’étonner de la paralysie du pays et de ses institutions. Dire par la suite que la patrie passe avant le parti devient un leurre, une simple vue de l’esprit !