Sommes-nous à la veille d’une nouvelle révolution fiscale ? Les responsables politiques et les gouvernements s’apprêtent-ils à entamer un changement radical dans les politiques fiscales afin de faire face aux crises et aux revendications sociales ? Ces gouvernements sont-ils en train de revenir sur les politiques fiscales néo-libérales qui ont dominé le monde depuis la contre-révolution néo-libérale du début des années 1980 ?
Tout semble l’indiquer et les interventions publiques d’un grand nombre d’hommes politiques et de candidats aux prochaines élections en montrent le chemin. En Europe, la question fiscale est au cœur du débat public. En France, cette question a été le déclencheur de l’insurrection des gilets jaunes et de cet embourbement du Président Macron dans un conflit dont on ne voit pas la fin. En dépit des concessions et non des moindres faites par le gouvernement pour répondre aux revendications des gilets jaunes, la question du retour sur l’annulation de l’impôt sur la fortune (ISF) promise par le Président Macron lors de sa campagne électorale et votée par la majorité en décembre 2017, semble aujourd’hui cristalliser l’intérêt des manifestants qui en font le porte-drapeau de leur bataille en faveur de la justice fiscale.
Cette lame de fond n’est pas propre à l’Europe. Mais, elle semble également passionner le débat public outre-atlantique. Ainsi, plusieurs candidats aux primaires du parti démocrate aux Etats-Unis mettent l’accent sur la politique fiscale et indiquent clairement leur intention d’opérer d’importantes hausses des taxes sur les revenus élevés et les grandes fortunes.
Ces évolutions et les discours de certains responsables politiques sont annonciateurs de la fin d’une ère et les prémices d’une révolution qui pourrait remettre en cause les fondements et la philosophie des politiques fiscales néo-libérales en vogue depuis le début des années 1980 dans le sillage de la contre-révolution libérale conduite par Ronald Reagan et Margaret Thatcher et la faillite de la social-démocratie et de ses idées de justice sociale. Dans ce contexte et cette offensive néo-libérale, les gouvernements ont adopté des politiques fiscales visant à réduire la pression fiscale sur les hauts revenus et les grandes fortunes qui étaient au centre des politiques de l’Etat-providence jusqu’à la fin des années 1970. Cette contre-révolution fiscale était basée sur les idées et les théories d’un des plus importants théoriciens de l’offre, Arthur Laffer, passé un temps par la Maison blanche comme conseiller économique du Président Ronald Reagan. L’influence de Laffer et de sa fameuse courbe devenue la bible des économistes dans le domaine de la politique fiscale, qui montre qu’après une hausse initiale suite à une augmentation des taxes, les revenus ont tendance à baisser, ne se sont pas limitées aux Etats-Unis mais vont s’étendre au monde entier pour devenir le fondement incontournable des politiques fiscales. Ces politiques seront connues par une phrase « trop d’impôt tue l’impôt », qui sera le leitmotiv et le cri de ralliement de tous les défenseurs des politiques fiscales libérales qui vont dominer le monde et devenir la norme et le dogme des politiques publiques pour près de quatre décennies.
Or, le vent va tourner au moment de la grande crise financière des années 2008-2009 pour devenir au centre des critiques et des remises en cause qui seront de plus en plus ouvertes et radicales. Plusieurs raisons expliquent ce changement et la fin du tout libéral dans le domaine fiscal. Le premier concerne la crise des finances publiques dans la plupart des pays et la montée du risque de défaut public qui faisait planer le spectre d’une nouvelle crise grave sur l’économie mondiale. Pour beaucoup le creusement sans précédent des déficits publics et la montée sans précédent de la dette publique sont le résultat de la baisse des ressources publiques du fait des politiques fiscales néo-libérales qui ont fortement réduit les impôts sur les hauts revenus et la fortune. En même temps, les politiques d’austérité n’ont pas réussi à réduire de manière importante les dépenses des Etats, ce qui s’est logiquement traduit par une montée des déficits publics. La question des déficits publics et de l’augmentation des dettes publiques sont devenues des questions centrales des politiques économiques, particulièrement après la grande crise de 2008 et 2009. A partir de cette date, les politiques économiques vont chercher à réduire les déficits publics et vont faire de la lutte contre l’évasion fiscale leur nouveau cheval de bataille, ouvrant ainsi une nouvelle ère rompant avec la baisse des impôts chère à Laffer pour chercher à l’augmenter et à la renforcer.
La seconde raison qui explique ce recul des politiques néo-libérales dans le domaine fiscal concerne la montée des inégalités depuis quelques années qui sont devenues un véritable motif d’inquiétude et de crise de confiance dans les régimes démocratiques dans le monde. Cette montée des inégalités trouve ses origines dans beaucoup de facteurs dont les politiques fiscales néo-libérales qui ont réduit les impôts sur les hauts revenus et expliquent la montée du sentiment d’injustice fiscale. Cette question a amené beaucoup de gouvernements à revoir leurs politiques fiscales et à revenir sur le sacro-saint dogme néo-libéral qui a dominé la scène depuis les années 1980.
La troisième raison derrière la montée des critiques contre les politiques fiscales néo-libérales est relative à la montée des critiques de la société civile contre l’évasion fiscale et l’inégalité dans ce domaine.
L’ensemble de ces critiques et de ces révisions expliquent ce changement d’ère et cette révolution fiscale en gestation dans beaucoup de pays du monde. On a commencé à en voir les prémices avec les revendications des gilets jaunes en France qui font désormais du retour sur l’annulation de l’ISF et de la demande d’une plus grande justice fiscale leurs principales revendications. Et, même si le Président Macron refuse de revenir sur l’une de ses principales promesses de campagne, le gouvernement est en train d’étudier différentes options et scénarios pour augmenter l’imposition sur les grandes fortunes, notamment à travers un accroissement de l’imposition sur les hauts revenus et les droits de succession.
Cette tendance n’est pas propre aux pays européens, car on la retrouve également dans d’autres pays et notamment aux Etats-Unis. Il faut mentionner à ce propos que l’imposition sur la fortune avait atteint 94% en 1944 du temps du Président Roosevelt et même si elle a diminué plus tard, elle n’est jamais descendue en dessous de 70% jusqu’au moment de la révolution néo-libérale. Or, aujourd’hui, la question de la justice fiscale est au centre des programmes des candidats aux primaires du parti démocrate. Ainsi, Berne Sanders vient de formuler de nouvelles propositions pour imposer une taxe de 45% sur les successions qui dépassent les 3,5 millions de $ et de 77% pour celles dépassant le milliard de $. Cette proposition n’est ni plus ni moins qu’un retour aux taux appliqués par l’Administration américaine en 1976. De son côté, la candidate et sénatrice du Massachusetts, Elizabeth Warren, a souligné qu’elle défendrait un impôt sur la fortune de 2% sur les 75 000 familles dont la fortune est supérieure à 50 millions de $ et de 3% pour celle dont la fortune dépasserait le milliard de $. Selon des études préliminaires, ces propositions permettraient de mobiliser 250 milliards de $ par an, ce qui représenterait le quart du déficit du budget américain. La coqueluche du parti démocrate Alexandria Ocasio-Cortez, plus connue sous son sigle AOC, a formulé des propositions encore plus radicales avec un impôt de 70% sur les 16 000 Américains qui gagnent plus de 10 millions de $ par an. Ces propositions ont été à l’origine d’une salve de critiques contre AOC, dont la droite qui a mis en avant son ignorance des questions économiques. Mais, elle a reçu l’appui du Prix Nobel Paul Krugman qui a estimé dans l’une de ses chroniques pour le New York Times que le taux d’impôt marginal devrait probablement se situer autour de 73% pour les plus hauts revenus.
L’ensemble de ces développements sont significatifs d’un changement radical et d’une révolution fiscale à venir qui va rompre avec l’héritage néo-libéral du début des années 1980. On ne peut pas comprendre ce changement en dehors des grandes transformations et des changements globaux que le monde traverse sur le plan politique et qui font de l’égalité entre les couches sociales, une revendication majeure pour reconstruire l’ordre démocratique.