Par Souhir Lahiani*
L’AI Investment Potential Index (AIIPI) 2025 positionne 194 pays selon leur attractivité pour les investissements en intelligence artificielle, en scrutant six piliers fondamentaux : l’économie, la gouvernance, les infrastructures numériques, le capital humain, la gouvernance des données et les capacités statistiques. Avec un score de 63,20 points, la Tunisie, bien que sous la moyenne mondiale, s’impose avec force au stade 3 (potentiel élevé, 51-75), intégrant le top 10 africain pour l’IA en 2025.
Pourtant, face à l’essor fulgurant de l’IA, la Tunisie reste en retard : aucune stratégie nationale claire n’émerge. Ce vide stratégique menace sa capacité à dominer les opportunités économiques de cette révolution technologique comme les investissements étrangers, et surtout dans des secteurs clés comme les médias, qui sont fragilisés par les mutations numériques. Mais l’espoir pointe à l’horizon. Au Sommet sur l’action pour l’IA à Paris, le ministre des Technologies de la Communication, Sofiene Hemissi, a marqué les esprits en s’entretenant avec des leaders comme Doreen Bogdan Martin (UIT) et Clara Chappaz (France), défendant une IA éthique et inclusive. L’idée française d’un Forum méditerranéen sur l’IA en Tunisie pourrait être le déclic tant attendu – à condition que ces ambitions se muent en actes percutants pour dynamiser les secteurs stratégiques.
« L’IA, c’est le nouveau pétrole », décrit Razi Melieni, expert en intelligence artificielle générative. Cette technologie, véritable moteur de solutions inédites, promet d’injecter 16% de croissance mondiale dans les années à venir. Pour la Tunisie, rater ce train, ce serait renoncer à un avenir de puissance économique. Le défi est clair : il faut agir, et vite !
Les médias tunisiens doivent atteindre les standards internationaux et pourtant, nous avons les compétences spécialisées. En Europe, par exemple (dont la France en phase 3 de sa stratégie IA), la mobilisation bat son plein. Depuis le 4 avril 2025, on observe une mobilisation européenne pour les droits des éditeurs. En effet, suite à la recomposition de la Commission européenne, plusieurs organisations européennes représentatives des éditeurs de presse et des journalistes dont European Federation of Journalists, European Magazine Media Association, European Newspaper Publishers’ Association, News Media Europe (NME), le Syndicat des éditeurs de presse magazine (SEPM) et la Fédération des journalistes européens (FEJ), ont diffusé une lettre ouverte afin de sensibiliser à l’impact de l’IA sur la propriété intellectuelle, dénoncer l’exploitation non consentie et non rémunérée des contenus d’éditeurs par les grands modèles de langage et réclamer une régulation stricte. Car quand l’IA générative produit des contenus parasites à partir de travaux journalistiques, sans autorisation ni compensation, tout le monde y perd. La lettre ouverte rappelle en outre que « l’innovation ne peut se faire au détriment de la créativité et de la culture humaines » et que lorsque « les systèmes d’IA exploitent les contenus créatifs et culturels en ligne – y compris les contenus de presse – pour alimenter leurs propres services, ils tirent indûment profit du travail humain ».
Médias internationaux et IA : des perspectives économiques inédites à suivre par la Tunisie
L’intelligence artificielle redessine l’économie des médias à une vitesse fulgurante, comme a mentionné McKinsey, ce secteur pourrait tirer 57% de valeur supplémentaire de l’IA par rapport aux techniques d’analyse classiques, grâce à des gains d’efficacité, une personnalisation accrue et une anticipation des tendances, bien qu’il existe des tensions majeures entre les médias traditionnels et les géants de la technologie. Entre blocages des robots d’indexation, stratégies d’ouverture et partenariats inattendus, le paysage médiatique se fracture. Décryptage d’une transformation à double tranchant.
L’IA offre aux médias des perspectives économiques inédites. En optimisant la production – via l’automatisation du montage vidéo ou la génération de sous-titres – et en personnalisant les contenus grâce à des algorithmes prédictifs, elle dope l’engagement des audiences et les revenus publicitaires. Netflix et spotify en sont des exemples emblématiques, avec leurs recommandations ultraciblées. Dans un secteur où la concurrence est rude, cette efficacité opérationnelle et cette capacité d’adaptation sont des atouts précieux. Mais pour que ces 57% de valeur se matérialisent, les leaders doivent maîtriser les cas d’utilisation de l’IA, de la création augmentée à l’analyse des données.
Le scraping de données : une guerre froide entre médias et IA
Pourtant, l’enthousiasme n’est pas unanime. Une étude de l’Institut Reuters révèle que 48% des sites d’information les plus consultés dans dix pays bloquent activement les robots d’OpenAI, ces « web-crawlers » qui aspirent des contenus pour entraîner les grands modèles de langage (LLMS). En Suisse, des groupes comme Nzz, Ta Media et Ch Media ont érigé des barrières similaires. « La ‘big tech’ utilise nos contenus sans contribuer aux coûts de production, tout en captant trafic et recettes publicitaires», déplore Ch Media dans une déclaration à l’European Journalism Observatory (EJO). Keystone-Ats, l’agence de presse nationale, partage ces réserves et envisage, elle aussi, un blocage.
Matthias Kettemann, chercheur à l’université d’Innsbruck, va plus loin : « Le rôle des médias n’est pas d’entraîner les algorithmes » derrière ces réticences, des considérations déontologiques et économiques se mêlent. Mais ces stratégies de défense ont leurs limites. Ch Media admet que des contournements sont possibles, comme l’a montré une enquête de Wired en juin 2024 sur Perplexity. Nadia Kohler, du TaMedia AI Lab, précise que les fichiers robots.txt, bien qu’utiles pour poser un cadre juridique, ne sont pas une muraille infranchissable. Le groupe plaide pour une régulation étatique renforcée.
Face à ce bras de fer, certains médias optent pour une approche radicalement différente : laisser les LLMS scraper leurs contenus, sans accord préalable. La Société suisse de radiodiffusion (SSR), qui inclut la RTS, voit dans cette ouverture une opportunité d’expérimenter. « Cela nous permet de mieux comprendre comment cette technologie pourrait servir nos offres et le public », explique un porte-parole à l’EJO. De son côté, Ringier, maison mère de Blick, mise sur l’accessibilité maximale de ses contenus, y compris sur les plateformes IA, pour garantir sa visibilité.
Cette divergence stratégique soulève une question cruciale : qui alimente les LLMS et pourquoi ? Felix Simon, chercheur en médias, note que les organisations bien dotées en ressources R&D – les « gagnants» – sont mieux placées pour négocier avec les géants technologiques (Simon, 2023). Une dynamique qui creuse les écarts dans un paysage médiatique déjà dominé par les grands groupes, souvent privilégiés par Google, Meta ou TikTok pour leurs partenariats.
Avenir de la presse locale
Si le poids économique d’un média détermine sa capacité à tirer parti de l’IA, les petits acteurs, comme la presse locale, risquent d’être laissés pour compte. Jean Friedrich, dans un article publié le 15 février 2025 sur fr.ejo.ch, souligne que les retombées positives – visibilité, revenus – pourraient se concentrer entre quelques mains. Pourtant, une lueur d’espoir émerge. Le 15 janvier 2025, OpenAI a investi dans Axios, un média américain spécialisé dans le journalisme de proximité, en échange de l’accès à ses contenus. Couvrant plus de 30 grandes villes et valorisé à 525 millions de dollars lors de son rachat en 2022, Axios n’est pas un petit joueur. Ce partenariat montre toutefois que la «big tech» pourrait élargir son spectre au-delà des géants nationaux.
Transformer l’IA en alliée
Pour concrétiser le potentiel de l’IA tout en protégeant leurs intérêts, les médias doivent naviguer entre innovation et prudence. Investir dans des outils IA, former les équipes et expérimenter à petite échelle sont des impératifs. Mais les défis éthiques (protection des données, biais) et les coûts initiaux exigent une approche mesurée. Ch Media et d’autres appellent à une intervention étatique pour encadrer le scraping et garantir une concurrence équitable.
L’IA est une aubaine économique pour les médias, mais elle redistribue les cartes de manière inégale. Entre ceux qui bloquent, ceux qui s’ouvrent et ceux qui négocient, une nouvelle cartographie des pouvoirs se dessine. Les 57% de valeur promise par Mckinsey ne tomberont pas du ciel : ils nécessitent une vision stratégique, une régulation adaptée et une prise de conscience des enjeux éthiques. Dans ce jeu complexe, l’avenir des médias dépendra de leur capacité à transformer l’IA en alliée, sans se laisser dévorer par elle.
L’intelligence artificielle, le nouvel horizon économique tunisien pour les médias
L’intelligence artificielle représente une opportunité économique majeure pour les médias tunisiens, capable de transformer leur modèle grâce à une efficacité accrue, une personnalisation des contenus et une anticipation des tendances. Avec un score de 63,20 points dans l’AIIPI 2025, la Tunisie affiche un potentiel élevé, mais l’absence d’une stratégie nationale claire freine son élan. Face aux défis éthiques et économiques, comme l’exploitation non autorisée des contenus par les grands modèles d’IA, les médias tunisiens doivent s’inspirer des mobilisations européennes pour exiger des régulations justes. En investissant dans l’innovation, en formant leurs équipes et en saisissant les opportunités de partenariats, ils peuvent faire de l’IA une alliée stratégique. Pour que cet horizon économique devienne réalité, la Tunisie doit agir rapidement, transformant ses ambitions en actions concrètes pour rivaliser sur la scène internationale et redynamiser son secteur médiatique.
*Maître-assistante en Sciences de l’information et de la communication,
Département communication, IPSI, Université de La Manouba
Notes :
1 Déclarations lors de l’émission Midi Show du jeudi 13 février 2025, sur les ondes de Mosaïque-Fm.
2Qu’est-ce que le scraping de données ?
De manière générale, le scraping de données fait référence à une technique grâce à laquelle un programme informatique extrait des données de la sortie générée à partir d’un autre programme. Le scraping de données se manifeste généralement dans l’extraction web, le processus d’utilisation d’une application pour extraire des informations importantes d’un site web.
3 Nourrir l’IA : les médias entre opportunités économiques et enjeux de visibilité : article publié le15 février 2025 par Jean Friedrich https://fr.ejo.ch/intelligence-artificielle/nourrir-lia-les-medias-entre-opportunites-economiques-et-enjeux-de-visibilite
Références :
https://www.lemonde.fr/economie/article/2024/09/13/intelligence-artificielle-openai-refuse-de-negocier-avec-les-syndicats-de-medias-francais-apig-et-sepm_6316785_3234.html
https://www.infirmiers.com/profession-ide/actualite-sociale/lettre-ouverte-des-editeurs-de-presse-europeens-sur-lia-et-la-propriete-intellectuelle
https://fr.ejo.ch/intelligence-artificielle/nourrir-lia-les-medias-entre-opportunites-economiques-et-enjeux-de-visibilite
https://www.lemonde.fr/economie/article/2024/06/07/ia-des-medias-francais-demandent-l-ouverture-de-negociations-avec-openai-google-et-mistral_6237861_3234.html