La Révolution, Kaïs Saïed et les autres

L’histoire de « Aïn Skhouna » nous rappelle de manière violente que la société tunisienne n’est pas uniforme ni unicolore et qu’elle ne s’est jamais débarrassée du poids des traditions en 64 ans d’indépendance. Et pourquoi devrait-elle le faire ? Ceux qui ont été choqués par les images de violence entre deux tribus du Sud tunisien qui ont usé d’armes à feu pour défendre ce qu’ils considèrent comme leur terre, leur eau, leur honneur, ne connaissent pas leur pays ou refusent de le voir comme il est. Les conflits tribaux font partie de la vie du terroir. Ce qui est à regretter, c’est que l’impératif de modernité, d’essor économique et de progrès culturel a fait oublier cette partie de la Tunisie qui est restée authentique mais loin des projecteurs. C’est pourquoi dix ans après l’amorce du projet démocratique en Tunisie, une Révolution politique aux objectifs ambitieux, il apparaît  que  la Tunisie avance toujours à plusieurs vitesses et que ses régions vivent chacune à une époque différente de celle de l’autre. Le système politique mis en place après 2011 n’a pas pris le temps de préparer la société au changement démocratique et il a davantage creusé l’écart entre les régions qui, cette fois, n’est pas qu’économique et social, il est aussi identitaire. Selon la carte électorale, le Sud tunisien vote Ennahdha à chaque élection, parce que le parti islamiste est le garant de la religion. Pas de la démocratie. A « Aïn Skhouna », il s’agissait de sauver la terre, l’eau et la vie en donnant sa vie s’il le faut.
La leçon est bonne à retenir par l’élite politique pour qu’elle descende enfin de son nuage et prenne conscience que les besoins vitaux des citoyens sont prioritaires et que les fleurs ne poussent pas sur les sols assoiffés, nus, arides. La démocratie non plus. Un peuple qui perd espoir perd confiance et en l’absence d’un Etat fort et juste, il ne croit plus en ses dirigeants politiques et finit par sortir dans la rue pour reprendre ses droits par ses propres moyens. Les deux tribus de Kébili et de Douz qui se sont entretuées pour se faire restituer « leur bien » est l’exemple type de cette situation. Et la question se pose : pourquoi autant de violence qui a fait un mort et des dizaines de blessés dont plusieurs blessés graves ?
Ce qui en ressort des témoignages de la population locale dont des représentants de la société civile, il s’agirait d’une rumeur qui a mis le feu aux poudres. Une rumeur prétendant l’acquisition de la zone territoriale par un investisseur qatari qui « compterait indemniser les propriétaires des terrains». Le fait est que la zone est de type terres collectives et sujet de conflits tribaux précédents, mais jamais avec autant de violence. D’où vient la rumeur ? Et pourquoi maintenant, s’interroge une sociologue et activiste de la société civile à Douz, Naïma Fekih ? Elle raconte avoir été choquée de voir brandir des slogans anciens tels que « le feu et pas la honte », des slogans qui émanent de la fibre tribale et de l’identité locale, alors que les deux tribus sont alliées, proches et amies. Ceci se passe en 2020, dix ans après la Révolution de la dignité.
Le danger dans cette affaire, comme dans le sit-in d’Al Kamour, ce sont les supputations qui font état d’intrusion d’éléments agitateurs externes et de manipulation politique pour entraîner les mouvements spontanés vers des débordements. Là est tout le danger et nul n’ignore que la menace est réelle et omniprésente. Cette dernière vient des politiques eux-mêmes, dirigeants et députés, qui parlent de guerre civile, de dissoudre le Parlement, de déclencher une deuxième révolution, de déployer l’Armée…Une ambiance d’instabilité politique et sécuritaire propice à tous les dangers.
Le président Kaïs Saïed n’a eu de cesse de le ressasser à chacune de ses interventions et il l’a réitéré en se rendant sur place lundi dernier. Pourquoi le chef de l’Etat parle et n’agit pas ? Les partis politiques adoptent la politique de l’autruche quand rien ne va plus et les Tunisiens sont témoins de la décadence méthodique de leur pays. Des mesures urgentes et drastiques doivent être prises. Un dialogue national semble inévitable et le président Kaïs Saïed, le seul qui bénéficie encore de la confiance d’une partie des Tunisiens, est appelé à prendre les choses en main, à superviser l’élaboration d’une nouvelle feuille de route et à veiller à son exécution. Les partis politiques, les organisations nationales et la société civile sont appelés à soutenir ce dialogue et à y participer avec la plus grande détermination et efficacité. C’est là leur devoir envers la nation et envers les Tunisiens qui ont trop souffert de leurs tiraillements et de leurs rivalités. Avec l’espoir que les bailleurs de fonds et les pays amis continuent de croire en notre Tunisie qui a les capacités de rebondir et de renouer avec la croissance et le progrès.

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