La Révolution tunisienne dix ans après : Continuer à y croire malgré tout !

La Révolution tunisienne du 14 janvier 2011 a été à l’origine d’une grande espérance. Non seulement, elle a libéré la Tunisie d’un autoritarisme anachronique mais elle a aussi ouvert le système politique sur les principes de la modernité politique. Désormais, l’exception arabe est fortement contestée et l’autoritarisme oriental est ébranlé. Les principes de démocratie, de pluralisme et de liberté apparaissent dans un espace public totalement fermé à la différence et à la dissidence.
Les nouveaux pouvoirs dans les pays des révolutions arabes et dans les autres pays se sont engagés à opérer de grandes réformes constitutionnelles afin d’instaurer le pluralisme politique et un système démocratique avec des élections ouvertes. Parallèlement aux changements politiques, la refonte des modèles de développement était au cœur des priorités post-révolutions et le rêve de construire de nouveaux modèles durables.
Mais, ces promesses ont été rapidement trahies, laissant derrière elles un champ de ruines et un goût d’inachevé. Les transitions politiques se sont transformées en conflits ravageurs et en guerres destructrices comme en Syrie, en Libye ou au Yémen. Dans d’autres pays, la parenthèse démocratique s’est rapidement refermée et a donné lieu à une restauration autoritaire. Les printemps arabes se sont mus en un hiver glacial qui a emporté les rêves et les espoirs de lendemains qui chantent.
Seule la Tunisie a pu poursuivre son chemin et sa transition démocratique. Avec de grandes difficultés et des défis importants à relever parfois dans une grande indifférence.

Des défis importants pour la transition
Il a fallu tout d’abord faire face au danger terroriste qui a failli faire basculer notre pays dans la violence et le chaos. La Tunisie a investi lourdement dans le domaine sécuritaire pour faire face à ces dangers. Ces investissements se sont avérés payants et après des années d’hésitations, nous avons pu faire face de manière efficace au danger terroriste et le vaincre.
Ensuite, il était nécessaire de reconstruire un nouveau régime politique et de nouvelles institutions démocratiques. Ce processus n’était pas simple tant les visions et les options politiques étaient divergentes, voire même opposées entre des forces modernistes rattachées aux principes de l’Etat civil et démocratique, et les forces de l’islam politique arrivées avec force sur l’échiquier politique et tentées à un certain moment par un retour à l’âge d’or du Califat.
La Tunisie devait également organiser pour la première fois de son histoire des élections véritablement démocratiques pour choisir les membres de l’Assemblée constituante afin de rédiger la nouvelle constitution et plus tard, la nouvelle assemblée législative. Ce processus nécessitait la mise en place d’instances et d’une commission électorale indépendantes pour échapper à la mainmise de l’Administration, particulièrement celle du ministère de l’Intérieur qui était l’outil du pouvoir autoritaire dans la falsification des élections par le passé et dans son maintien et la perpétuation de son hégémonie.
La Révolution tunisienne était également confrontée aux défis économiques et sociaux. Au niveau économique, le modèle de développement hérité du milieu des années 1970 et basé sur une insertion internationale dans les industries intensives en travail s’était essoufflé depuis le début du siècle et il fallait construire un nouveau modèle de développement. Au niveau social, la Tunisie a connu une augmentation rapide du chômage, particulièrement celui des diplômés qui devenait un grand facteur d’instabilité politique. A cela s’ajoute la marginalisation des régions intérieures qui sera à l’origine des premières révoltes, dont celle du bassin minier dès 2008.
Ainsi, la Tunisie se trouve-t-elle à la veille d’une grande transformation que l’ancien régime n’était pas en mesure de conduire, et ouvre une nouvelle page de son histoire avec cette révolution, et le début de la sortie du régime autoritaire et de l’ouverture d’une grande transition démocratique.

Des pas importants ont été franchis
En une décennie, la Tunisie a été en mesure de relever d’importants défis. Pour la première fois de son histoire, des élections indépendantes ont été organisées avec succès et ont permis l’expression de la diversité de la scène politique tunisienne. En janvier 2014, une nouvelle Constitution démocratique et plurielle a été adoptée, ouvrant la voie de la démocratie et des libertés. Le paysage médiatique largement fermé par le passé est ouvert, permettant le développement d’une information indépendante et plurielle. Ainsi, en moins d’une décennie, la Tunisie a réussi à opérer les premières réformes politiques et a pu ainsi franchir des étapes importantes dans la transition démocratique et sortir du despotisme oriental.
Par ailleurs, la Tunisie a cherché à rompre avec cette pratique constante des systèmes autoritaires de l’intervention directe du politique dans l’économique et faire de la proximité du pouvoir une source d’accumulation et d’enrichissement. Par ailleurs, plusieurs réformes ont été mises en place afin d’améliorer le climat d’investissement avec de nouvelles législations comme la loi sur l’investissement. Un Startup Act a été adopté qui aide les créations d’entreprises par les jeunes dans les domaines des nouvelles technologies, et une nouvelle loi est adoptée en matière d’économie sociale et solidaire. L’ensemble de ces lois et initiatives avait pour objectif d’accélérer les dynamiques d’investissement et la création d’emplois pour faire face aux crises sociales.

Mais le chemin est encore long
En dépit de ces efforts, l’ambiance est plutôt au désenchantement et à la morosité au lendemain des dix ans de la Révolution tunisienne. Ce désenchantement s’explique par l’ampleur du chemin qui reste à parcourir.
D’abord, au niveau politique malgré les efforts en matière de transition démocratique, la Tunisie traverse une crise politique importante marquée par un large effritement et des difficultés à trouver des majorités de gouvernement stables et cohérentes avec l’apparition de la tentation populiste comme c’est le cas dans les grands pays démocratiques. Ces difficultés sont à l’origine des retards enregistrés dans la mise en place des instances indépendantes dont la plus importante est la Cour constitutionnelle. Mais, ces difficultés ont poussé les partis politiques et l’élite tunisienne à réfléchir sur les moyens d’améliorer le fonctionnement du système démocratique, avec notamment la révision du système électoral et l’ouverture d’une réflexion critique sur l’efficacité du système politique mis en place par la Constitution de 2014.
Les crises économiques sont également à l’origine du désenchantement actuel. Il faut souligner que l’économie tunisienne se trouve au cœur de trois grandes crises. La première d’ordre structurel correspond à l’essoufflement du modèle de développement mis en place dans les années 1970, basé sur une ouverture sur la globalisation par le biais des industries intensives en travail à faible coût. La seconde crise est celle des grands équilibres macroéconomiques qui se sont largement détériorés au lendemain de la Révolution. La troisième grande crise est liée au coût économique de la pandémie de la Covid-19 où la Tunisie connaîtra la récession la plus forte de toute son histoire avec un taux de croissance négatif qui dépassera 9% pour l’année 2020. Ces différentes crises ont lourdement pesé sur la croissance économique et ont été à l’origine d’une montée rapide de l’endettement externe et du chômage.
Enfin, il faut mentionner les grands défis de la marginalité sociale et régionale qui ont pesé sur la stabilité politique et contribué aux désillusions et aux déceptions. Le taux de chômage, particulièrement celui des jeunes diplômés, reste élevé et a encore grimpé suite à la pandémie. Par ailleurs, les promesses d’une plus grande intégration des régions marginalisées de l’intérieur sont restées lettre morte. Ces crises sociales et l’ampleur de la marginalité sont à l’origine des contestations et des mobilisations sociales, particulièrement de la part des jeunes.
Les défis politiques, économiques et sociaux montrent l’ampleur du chemin qui reste à parcourir pour réussir la transition démocratique et répondre aux promesses manifestées un certain 14 janvier voilà dix ans.
Mais, en dépit du désenchantement et des inquiétudes, un engagement fort et une conviction persistent chez les Tunisiens quant à leur capacité à réussir et à construire une véritable démocratie et rompre définitivement le récit du despotisme oriental. La Révolution tunisienne a opéré une rupture radicale dans le champ politique arabe et a fait de la démocratie, de la liberté et du pluralisme les fondements d’une nouvelle expérience historique.
Pour réussir et poursuivre cette espérance, la Tunisie compte sur l’engagement de ses citoyens mais elle a également besoin de l’appui de la communauté internationale.

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