Les évènements s’accélèrent pour la société civile. Alors que le projet final de la Constitution a été présenté, non sans provoquer des polémiques, l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) peine à se mettre en place. Toutefois, si l’organisation des élections d’ici la fin de l’année est une éventualité peu probable, si ce n’est impossible, la campagne semble avoir commencé avant l’heure… La situation invitant les associations à accroître leur rôle de veille.
«La plupart des partis politiques a oublié l’enjeu des élections. L’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) demeure le premier problème. Que faut-il faire pour lutter contre les erreurs du passé ? Que faut-il faire pour organiser et aboutir à un scrutin libre, secret et transparent ? Les prochaines élections sont très importantes. Elles seront plus difficiles que celles du 23 octobre, car elles devront déterminer le parti qui prendra le pouvoir pour un long mandat. Les partis politiques seront sur les nerfs», a déclaré en introduction le constitutionnaliste Farhat Horchani. Autour du président de l’Association tunisienne de Droit Constitutionnel et des représentants de l’ISIE, sont réunies en conclave les principales associations d’observation et de veille électorale, tunisiennes et internationales. Leur objectif est clair. Plus d’un an et demi après les élections, l’atelier entend dresser un bilan «neutre et exhaustif» sur la première expérience démocratique tunisienne. Les recommandations devraient servir de base de travail à cette plateforme associative. Ce faisant, la société civile a dans sa ligne de mire les prochaines échéances électorales, à ce jour non fixées, mais qu’elle entend préparer avant l’heure, notamment par «la coordination des moyens des uns et des autres.»
Un bilan mitigé
«Certes, il y a eu des infractions qui ont touché l’ensemble du processus (électoral). Maintenant, leur impact est difficile à évaluer», note Lilia Rebai. Tour à tour, les représentants des principales associations en matière de contrôle et d’observation du processus électoral se sont succédé afin de livrer leur bilan des élections du 23 octobre 2011 et leurs recommandations pour les élections à venir. Toutefois, comme l’indique la représentante de l’Association tunisienne pour l’intégrité et la démocratie des élections (ATIDE), des irrégularités, dont certaines découlent du texte de loi, écornent rapidement le processus. «En 2011, nous avons choisi de créer pour la première fois une instance indépendante pour les élections. Cependant, l’ISIE avait un pouvoir d’action limité. Elle n’avait ni le pouvoir de saisir les tribunaux, ni celui d’appliquer des sanctions dissuasives. Certes, la logistique électorale a bien été organisée, mais l’instance n’a pas fait preuve de transparence, car peu de dispositions la garantissent. Il y a eu un laxisme vis-à-vis de l’utilisation des lieux de culte et des établissements éducatifs. Le jour J, nous avons observé des irrégularités (telles que la violation du secret du vote, l’absence de neutralité des membres des bureaux de vote…) dans un quart des bureaux de vote», a-t-elle expliqué. Selon l’ensemble des intervenants, l’élément central et nodal à toute opération électorale est l’enregistrement. Or, en 2011, les erreurs auraient commencé dès cette étape. Parce qu’elle a refusé de recourir aux listes du ministère de l’Intérieur soupçonnées d’être manipulées, l’ISIE a opté, au départ, pour un enregistrement actif. Ce choix a été qualifié de positif par l’ensemble des experts. «Il existe des standards internationaux qu’il faut respecter. Les listes électorales doivent être inclusives, exactes, fiables et actualisées», a expliqué Mohamed Kamel Gharbi de l’association Awfiya. Toutefois, le 30 juillet, seuls 16% des Tunisiens étaient inscrits, un problème essentiellement dû à la «communication et à l’incapacité pour certains de le faire en raison notamment de la distance». À mi-chemin, un virement a été opéré. L’ISIE a recouru aux inscriptions passives. Ainsi, pressé par des délais insoutenables, la procédure a été bâclée, entrainant un effet domino dont le résultat le plus visible a été les fameux «bureaux spéciaux» qui ont échappé à toute procédure habituelle. «Le 23 octobre, nous nous sommes retrouvés face à un parti qui avait au minimum deux observateurs dans chaque bureau de vote (NDLR Ennahdha) et une ISIE dont on ne sait rien», se souvient Rafik Halouani. Selon le coordinateur du réseau Mourakiboun, sur les 13.392 observateurs de la société civile présents dans les 8.536 bureaux, 12.100 (soit près de 90%) appartenaient aux cinq principales associations (Atide, Mourakiboun, LTDH, Awfiya, observatoire Chahed). Cette forte concentration n’est pas l’unique problème soulevé. Le problème porte essentiellement sur les partis politiques. Sur les 23.442 observateurs des partis politiques, 18.000 sont du mouvement Ennahdha. Le parti qui arrivait en deuxième position était le Parti démocrate progressiste (PDP). Il avait moins de 1.000 observateurs. «L’observation électorale se fait à tous les stades, a expliqué Rafik Halouani. Un parti qui n’a pas les moyens de former des observateurs doit laisser tomber l’action politique et faire de l’associatif». En 2011 un autre problème s’est posé… sans toutefois être médiatisé. Il s’agit du contentieux électoral. Selon la loi, il existe, en dehors de la campagne électorale pendant laquelle aucun recours n’est permis, plusieurs types de contentieux qui sont possibles lors des différentes phases du processus: enregistrement, rejet des listes et lors des résultats. Toutefois, note Ahmed Souab, le juge du tribunal administratif, «la procédure (pour le recours lors des résultats) est trop courte. Il y a un non-sens lorsque la partie prenante est uniquement l’ISIE et non l’autre candidat. En tant que juge, je ne peux ni introduire une partie, ni faire une instruction..
Quid des prochaines élections ?
Définir un calendrier en revoyant à la hausse l’ensemble des délais, instaurer des procédures de coordination entre l’ISIE, la Cour des comptes et le tribunal administratif, doter l’instance de pouvoirs accrus, la contraindre à être plus transparente, procéder à un enregistrement actif en bonne et due et forme… Les recommandations et les pistes de réflexion émises ont été nombreuses. Toutes ont eu un dénominateur commun : accorder du temps à l’instance lors de sa mise en place. «Lorsque l’enregistrement se fait parfaitement il n’y a pas de problème le jour J. Dire que cette étape se fait en trois semaines est une aberration. Nous ne pouvons respecter les critères internationaux sauf si l’ISIE se structure entièrement. Il faut au minimum 8 mois», a indiqué Kamed Gharbi. Tous les regards se posent (justement) sur cette ISIE en gestation. Le moins que l’on puisse dire est qu’elle n’inspire pas confiance. «La nouvelle loi sur ISIE 2 est mauvaise. Il y a une forte sensibilité partisane au sein de la commission de tri, une sensibilité qui induit le consensus. Cela implique des concessions : «tu me fais passer mon candidat indépendant et je te fais passer ton candidat indépendant»», a déclaré le coordinateur de Mourakiboun. «Sur le plan de la structure, ISIE 1 est différente de ISIE 2, constate Monia El Abed. Cette instance a adopté une binaire : le conseil de l’ISIE est un organe exécutif. Il est normal qu’il y ait une structure exécutive. Ceci est un point positif. Nous n’avons pas mis en place l’Organe technique, financier et administratif (OTAF). C’est notre principale erreur que j’expliquerais par rapport au temps». Toutefois, la précédente membre de l’ISIE s’inquiète rapidement du risque de voir «cette structure se renforcer au détriment du conseil de l’instance», ce qui signifierait «la perte de l’indépendance». Et cette dernière de conclure : «À la question sommes-nous dans une continuité ou y a-t-il un recul par rapport à la notion d’indépendance ? Je dirais qu’il existe une différence entre une ISIE 1 qui gérait tout et une ISIE 2 qui partage certaines tâches avec le gouvernement». Mais quelles que soient la date ou l’instance, une élection nécessite un environnement bien spécifique pour être organisée… C’est sans doute sur ce point que se distinguent les élections de 2011. La prochaine édition suscite la préoccupation de tous les intervenants. «Rien ne peut se faire sans assurer un environnement démocratique. La situation actuelle ne présage rien de bon. Prenez l’exemple du magistrat… Hier, tout était clair. Il officiait sous un régime autoritaire avec des lois liberticides. Aujourd’hui, il est schizophrène. Il évolue sous couvert d’une démocratie avec les mêmes lois liberticides», a estimé Ahmed Souab.
A.T