Par Robert Santo-Martino (de Paris pour Réalités)
Jamais encore la Comédie-Française n’avait inscrit à son répertoire une pièce de langue arabe. Voilà chose faite avec Rituel pour une métamorphose du dramaturge syrien Saadallah Wannous (1941-1997), son ultime texte de théâtre, insolent, cruel, incandescent.
Ici monté par le metteur en scène koweïtien Sulayman Al-Bassam et interprété par les acteurs du Français, Rituel marquait le retour à la scène après dix ans de mutisme d’un auteur qui gagea son existence sur le théâtre politique, récolta quelques honneurs et davantage de tracas.
C’est l’œuvre tardive d’un écrivain insatisfait de l’impuissance de l’art dramatique à réformer l’époque, d’un homme qui se sait condamné et qui cependant, une fois de plus, dénude les passions, maudit les ténèbres de la tradition, la bienséance religieuse et les hypocrisies du pouvoir.
Jouée seulement deux fois en Syrie et aussitôt interdite, la tragédie dépeint le corps à corps téméraire d’une femme contre un monde de contraintes masculines.
Elle est une antique clameur de justice lancée à la face des notables, des militaires et des religieux qui du bout des doigts tirent les ficelles.
Autant dire qu’elle résonne d’actualité.
Il suffirait certes que la pièce soit une critique de la corruption et de l’autoritarisme des pouvoirs pour se rapporter à bien des présents.
Mais S. Wannous pousse son propos plus avant ; il expose, dans une cité mise sens dessus dessous par la détermination d’une femme fatiguée d’être dans cette société du refoulement, la supercherie ultime des puissants : leurs mensonges doivent être la vérité du peuple, peu importe que leur belle morale enfante l’ignorance et la superstition s’ils obtiennent l’obéissance.
L’action se passe à Damas, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Elle serait inspirée d’une affaire de mœurs rapportée par une chronique de la fin de l’occupation ottomane.
Tout commence comme une lutte de pouvoir.
Le prévôt des notables, Abdallah, est surpris en pleine débauche avec Warda, une courtisane. Elle a coiffé l’insigne de sa dignité, son turban, il est presque nu, à quatre pattes devant elle. Ils sont emprisonnés par le chef de la police.
L’arrestation a été manigancée par le grand mufti, Cheikh Qâssem, qui sentant son pouvoir contesté a imaginé le piège pour écarter ses ennemis : Abdallah qui souvent s’oppose à lui et le chef de la police naïf, mais indocile.
Son stratagème est de faire remplacer pendant la nuit Warda par Mou’mina, l’épouse d’Abdallah : le chef de la police pourra être accusé d’avoir arrêté à tort un couple légitime, Abdallah évitera le déshonneur et l’humiliation et lui devra allégeance.
Le mufti aux manœuvres complexes n’a rien d’un puritain, il vise à gagner sur tous les tableaux. Cependant, Mou’mina pose une surprenante exigence pour sauver son mari et étouffer le scandale.
Elle réclame d’être répudiée pour devenir courtisane à son tour, afin de n’appartenir à personne et que personne ne lui appartienne.
Avec l’aide de Warda, Mou’mina s’enrôle dans la corporation des putains, devient Almâssa, ouvre un bordel. Elle brille de mille feux, elle s’enivre de détachement et subjugue ceux qui se drapaient de hautes vertus, les puissants, à commencer par le Mufti, par sa beauté et son intelligence.
Face aux tenants de l’ordre, son besoin de légèreté bascule dans la remise en cause de toutes les normes. Almâssa n’épargne personne. Ni son mari qui erre dans les rues en haillons. Ni son père, dépuceleur de servantes. Ni Cheikh Qâssem, méconnaissable et ravagé de passion…
La liberté souveraine
Elle dévoile dans son sillage les angoisses feutrées, les désirs refoulés, les interdits mortels… D’autres métamorphoses viennent comme si désormais la société n’était plus sous scellés.
Le plaisir et la liberté érigés en souverains que reste-t-il du culte des dieux et des ancêtres, de la cité, des lois et des commandements, de la quête de la vertu ou du divin ?
Il sera demandé à Almâssa d’acquitter le prix de toutes ces vérités intempestives que les gens d’ordre nomment chaos. Elle l’acquittera du sacrifice d’un sang présumé laver l’honneur, consciente : désormais je suis un conte. On ne peut pas tuer les contes.
Sulayman Al-Bassam a choisi de créer sa version scénique de Rituel pour une métamorphose en raccourcissant le texte original, en tenant à distance les facilités orientalistes et les allusions trop directes à l’actualité. Sa mise en scène est un pari d’équilibre : elle convoque les figures satiriques du Karagheuz et de la commedia dell’arte ; il passe des silhouettes d’exilés et quelques drapeaux noirs.
Le décor, ocre, noir et blanc, semble inspirer de photographies anciennes. Il est l’espace de la métamorphose : des murs de résine transparents composent maison, jardin, rue, palais. Ils se chargent, grâce à un système de projection, de souvenirs, d’apparitions, d’arabesques en mouvement. Puis, ils se disloquent pour laisser place au plateau nu et noir, abstrait éclairé de quelques bougies.
La distribution sert pleinement un texte dense et les situations ambigües.
Julie Sicard (Mou’mina/Almâssa) qui donna à la Comédie une belle Agnès de l’École des femmes se libérant du joug d’un tuteur, est émouvante de mystère et de fragilité. À ses côtés, Thierry Hancisse est un mufti superbe de fourberie, Sylvia Bergé est une Warda altière et ondulante à souhait.
Ni l’auteur, ni son personnage ne pouvaient sortir vainqueurs de la pièce.
Car les coups de théâtre sont parfois des coups de folie, mais jamais des coups de force. Après, il reste l’espoir des mots : les dagues ne peuvent pas venir à bout de l’obsession, du désir ou de la tentation.
Rituel pour une métamorphose est une danse avec la vie au bord du gouffre, un artifice sincère, le portait d’une femme dont on se souvient. On s’en éloigne à regret, convaincu du bien-fondé de l’usage qui demande qu’une comédienne soit toujours appelée Mademoiselle.
*Rituel pour une métamorphose de Saadallah Wannous à la Comédie-Française, salle Richelieu. Mise en scène et version scénique de Sulayman Al-Bassam.
Avec Thierry Hancisse, Sylvia Bergé, Denis Podalydès, Laurent Natrella, Julie Sicard, Hervé Pierre, Bagary Sangaré, Nâzim Boudjenah, Elliot Jenicot, Marion Malenfant et Louis Arene. Traduction et collaboration à la version scénique Rania Samara
R.S-M.
Extrait
Almâssa : C’est difficile à expliquer. Cela vous paraîtra confus. Je vacille au bord du précipice, le gouffre m’appelle. J’imagine que des plumes colorées vont me pousser sur la peau au moment de tomber. Du fond de moi-même, ces plumes jailliront, épanouies et parfaites. Je m’envolerai dans l’espace, comme les oiseaux, les brises et les rayons de soleil. Je veux rompre ces grossières cordes qui s’incrustent dans ma chair et qui paralysent mon corps. Cordes tressées dans la peur, la pudeur, la chasteté, la souillure et les tabous. Cordes faites de leçons, de sermons, de versets du Coran, et d’interdits. Les corps se fanent et s’étiolent derrière toutes ces chaînes qui s’accumulent. Moi, je veux libérer mon corps, cheikh Qâssem, je veux défaire les cordes qui le rongent et le paralysent. Je veux que mon corps devienne libre, qu’il rejoigne l’orbite qui lui convient, comme les fleurs et les feuilles, comme la lune et l’herbe, comme les gazelles, les sources d’eau, la lumière, comme tout ce qui est vivant dans le cosmos. Je rêve d’atteindre mon moi, de devenir transparente comme le verre. Mon apparence c’est ma vérité, ma vérité c’est mon apparence. Mon cœur enserre des passions brûlantes et des désirs ardents. Je n’arrive pas à trouver les mots justes pour les exprimer comme je le voudrais.
Le Mufti : Vous êtes bizarre, femme. Ce que vous dites est inconcevable. Qu’est-ce que ça signifie ? Vous espérez atteindre votre but par la prostitution ? C’est étrange ! Étrange et bizarre… dites-moi que tout ça n’est qu’un caprice éphémère.
Almâssa : Caprice ! On ne bouleverse pas sa vie de fond en comble pour un caprice. Selon vos critères, tout ça ne peut être que bizarre et étrange.
Le Mufti : Selon les critères du monde entier, non seulement les miens.
Almâssa : Vous avez bien raison. La première étape de mon trajet sera: rejeter vos critères, me libérer de vos jugements, vos catégories et vos conseils pour atteindre mon moi. Il faut aussi pouvoir transgresser les tabous, aller au-delà du viol, à la rencontre de mon corps, de le reconnaître. Vous avez fait des femmes un sexe faible qui peut être violé par un mot ou par un regard d’autrui. Puis vous n’avez eu de cesse d’abuser de leur vulnérabilité. Nous sommes tous devenus des reptiles qui s’entre-déchirent dans un marécage fétide de mensonges, d’apparences et de chaînes. J’ai décidé, moi, de sortir de la puanteur de cette mare, de devenir une mer cristalline. La prostitution me permet de me dépouiller du caractère et de la condition du sexe faible, de m’éloigner des confins de la peur et du viol… Mais… je ne crois pas que vous me comprenez… De toute manière ça n’a plus aucune importance.
À propos de Saadallah Wannous
Il n’est pas possible que le monde ne soit que cette blague grossière, lancée par une puissance qui ne cherche qu’à se divertir.
Saadallah Wannous s’est éteint en 1997.
Avec sensualité et ironie, mélancolie et courage, il a relaté dans Une mort éphémère l’irrémédiable dépossession de soi par le cancer et la faim inassouvie de liberté alors que s’éloigne le banquet des vivants.
Il y assemble extraits de journal, rêves et contes, dialogues et méditations. Mais nulle espérance à convoquer, car il n’est qu’une seule certitude, simple, consternante : des ténèbres je suis venu, vers les ténèbres je m’en retourne.