Puisqu’il est question de l’inscrire au patrimoine mondial de l’Unesco parlons-en encore une fois entre nous : « La Table de Jugurtha ».
Kalaat Snam
Emergeant de la houle des monts lointains, la lame bleue de la Kalaat tranche sur l’azur du ciel. Cette « mesa » presque ovale, dont le grand axe est orienté Nord-Ouest/Sud-Est, a une superficie de 80 hectares environ. Elle domine toute la région du haut de ses 1271 mètres d’altitude. Elle est entourée de falaises de 50 à 80 mètres de haut et elle s’élève sur un énorme cône d’éboulis.
C’est une vallée perchée, comme le Jebel Goraa, proche de Thibar, le Dyr du Kef et le plateau de la Kesra, vestige d’une énorme couche de calcaire dur à nummulites et globigérines de la fin de l’ère secondaire – début du tertiaire qui repose sur des couches beaucoup plus molles de marnes gypseuses très attaquées par l’érosion. D’énormes mouvements tectoniques datant, peut-être, de 4 millions d’années environ, ont bouleversé la région, faisant s’écrouler les sommets, ouvrant des failles et provoquant de gigantesques glissements de terrain des roches dures sur les couches de marne sous-jacentes, expliquent l’existence de la « Table de Jugurtha » et du « Kef Rebiba » voisin. La végétation a certainement beaucoup changé depuis l’origine : une « colline de chênes » voisine en garde le souvenir dans son toponyme. Plus près de nous, des vestiges « protohistoriques » ou peut-être berbéro-romains : par exemple une huilerie mégalithique, des réceptacles de pressoirs prouvent que des oliviers poussaient au pied de la Kalaat.
Sa position dominante a toujours séduit les populations qui se sont installées, peut-être, sur la Table mais sûrement à ses pieds, au pied des falaises, depuis la préhistoire, puisqu’on découvre des gisements de silex taillés et une « escargotière » : amas de restes culinaires et de restes d’escargots, à proximité de sources qui sont aujourd’hui recouvertes de débris de la falaise. En effet, la « Table » calcaire est perméable et l’eau de pluie infiltrée ressort au contact des marnes argileuses imperméables.
De plus, les falaises présentent une structure forte, facile à défendre, alors que les terres voisines, souvent boisées et giboyeuses offrant bois et nourriture, ont valu à la Kalaat, d’être, depuis la nuit des temps, un lieu de refuge pour les populations des régions voisines.
Un peu d’histoire
Elle semble avoir été appelée : « La Table de Jugurtha » bien avant l’époque coloniale puisque le capitaine topographe de Vauvineux note dans ses carnets de route, le 14 février 1896 : « La Kalaat s’appelle encore La Table de Jugurtha » !
Même son nom arabe pose problème : les linguistes affirment qu’il faudrait l’appeler la « Kalaat Esnab », La Kalaat des statues.
Ce serait une réminiscence d’un culte très ancien, « préromain », qui a laissé sur la table de nombreuses pierres gravées de têtes, de profil, qui ressemblent, étonnamment, à certaines gravures de l’Est algérien. Certaines pierres gravées portent aussi des sculptures où l’on peut lire dans les « rosaces » l’influence punique du soleil de Baal Amon. Hommes préhistoriques, Berbères autochtones, populations influencées par les civilisations conquérantes : punique, romaine, byzantine, arabe, européenne, on les retrouve toutes.
On raconte que les populations terrorisées par la victoire des Arabes sur le Patrice Grégoire byzantin en 647 seraient venues s’y réfugier, ainsi que d’autres durant la révoltes des Berbères commandés par Tacfarinas en 17-24 contre les Romains. Elle a sans doute été mêlée à toutes les rébellions, par exemple à celle des Hnencha que le Bey Hammouda a écrasée au XVIIe siècle. Les chroniques tunisiennes racontent que lors de la venue dans la région des percepteurs du Bey, accompagnés de soldats, les populations voisines réfugiées sur la Table, leur jetaient la carcasse d’un chien mort en leur criant d’aller porter cela à leur maître, pour tout paiement.
Au début du XXe siècle, une petite population vivait sur la Table, dans le village dont il ne subsiste que des ruines, hormis la mosquée dédiée au marabout Sidi Abdeljaoued. Un pèlerinage très fréquenté atteste la vivacité de ce culte.
La visite
Aujourd’hui, des pistes carrossables permettent d’arriver en auto jusqu’au pied de la Table et c’est tout à fait dommage parce que, en les gravissant, à pied, autrefois, on avait le loisir d’admirer les nombreux vestiges qui parsèment le cône d’éboulis. Des dolmens, parfois tout petits, attestent le rite de décharnement du mort. D’autres groupés sur une plate-forte cylindrique, ceinte de gros blocs, sont, peut-être, les vestiges de « bazina » dont le cône de pierrailles qui les couvrait a été enlevé par l’érosion. Des réceptacles de pressoirs, l’huilerie mégalithique, deux haounet creusés dans les rochers et les vestiges de cabanes bâties au pied des falaises, attirent les curieux.
On ne peut accéder à la Table que par un escalier raboteux creusé dans la falaise. A mi-pente, il faut passer par une porte fortifiée, assez récente, où l’escalier tourne de 360° pour déboucher sur une plate-forme d’où les défenseurs avaient « beau-jeu » de tirer sur les assaillants.
En arrivant au sommet, on découvre de nombreuses grandes cavités qui devaient servir à entasser les provisions et à loger les populations réfugiées là. Plus loin, à proximité des vestiges d’une mosquée ruinée où les dames viennent sacrifier à des cultes ruraux, s’ouvrent de grandes citernes. La roche plate, creusée de silos, servait d’impluvium et conduisait l’eau de pluie aux citernes. Plus loin, de maigres pâturages nourrissent encore quelques bêtes. Puis, on arrive à la faille. En effet, la Table est faillée suivant son axe transversal. Non loin des citernes, les deux parties ont déjà plus d’un mètre de décrochement.
Plus loin, vers le Sud-Est, vers le point culminant, un réseau de failles plus ou moins grosses, larges et profondes, raye la surface de la Table. C’est ici qu’on ramasse des « sous » de milliers d’années. « Ça n’existe pas », nous répondaient nos élèves ! « Mais si, nummulus, en latin, veut dire « petites monnaies ». Les nummulites du calcaire de la Table « déchaussées » par les pluies plus ou moins acides se ramassent par poignées. C’est ici aussi que des voyageurs aventureux avaient découvert la « faille du ligure ». Ce soldat romain qui, en ramassant des escargots, avait découvert une faille permettant d’escalader la falaise et d’attaquer ses défenseurs par derrière, provoquant leur défaite, lors du siège de la Table par les Romains commandés par le Consul Marius en 107 avant J.C.. C’est aussi du haut de la Table qu’on découvre un immense panorama à 360°.
Tout près, les monts algériens, la crête dentelée du Jebel Bou Jabeur, la dent du Gharn El Afaya. Plus au Nord, les taches blanches des maisons du Kef, à nos pieds les pentes tapissées de Pins d’Alep du Jebel Bou Afna, là-bas, les monts de Thala, le Jebel Chaâmbi, Haïdra, la forêt de Bou R’baïa et de nouveau, les monts algériens.
Tous les alentours invitent à la promenade : faisons un « tour d’horizon ». Au Nord, le Gharn El Faya dominé par sa citadelle, Tajerouine la berbère, très loin, Le Kef, la ville musée. A l’Est, on découvre Jérissa, bourgade minière fossile et ses collines brunes éventrées et les pentes du Jebel Bou Lahnèch. Au Sud, Thala nous appelle et nous guide vers Haïdra. A nos pieds, s’étendent les forêts du massif du Bou Afna qui abritent de magnifiques orchidées, découvertes récemment.
On a fait le tour et une énorme récolte de souvenirs. On reviendra !
Alix Martin