Le psychodrame de notre pays depuis onze ans et quelques mois est le produit de trois pathologies : obscurantisme, populisme et arrivisme. Ce coktail détonnant est le carburant qui alimente la crise insidieuse que vivent les «élites». Le niveau du débat s’est affaissé entre l’indignation parfois hystérique des uns et l’indifférence totale des autres. On n’argumente plus; on crie et on ment. Autant d’exorbitantes hystéries polémiques, fantasmes et fadaises qui noircissent l’humeur nationale et sèment dans une opinion affolée, le ressentiment et la déception. Depuis il n’y a eu ni de grandes idées ni de grandes solutions. Nous sommes dans une issue obscure aux effets pervers. On ne peut que constater le gouffre séparant le comportement éhonté de la plupart de nos «intellectuels» toujours renvoyés au mauvais rôle, celui de l’incompréhension, voire de l’ignorance des souffrances d’un peuple en désarroi et la menace imminente d’un bouleversement doublé d’une véritable révolte populaire. Comme tous les Tunisiens d’ailleurs, ils adorent donner, en levant un index vertueux, des leçons dans tous les domaines. Ils ne sont jamais vraiment redescendus de leur piédestal. Comme l’étrange Philippulus dans les aventures de Tintin, dont le créateur Hergé disait qu’il se prenait pour «seul maître après Dieu». Dressés sur leurs ergots, rangés par un mal-être très grandissant, en porte-à-faux avec la réalité du pays, le mal de la société et les ambitions d’une jeunesse désorientée, ils ressemblent désormais à «ces vers de la farine qui s’empoisonnent à distance dans le sac qui les enferme bien avant que la nourriture ne commence à leur manquer», selon la célèbre description de l’ethnologue Claude Lévi-Strauss. Cette pathologie misérablement obsidionale, voyant ennemis partout, et qui fait feu de tout bois ces derniers jours, ne cesse de délivrer le message dangereux de l’insouciante légèreté de nos «élites». Et voilà que les fantômes de cette névrose ont reçu les pleins pouvoirs pour se couler dans le corps de la société et créer un foyer de tension où peuvent prospérer en toute impunité les poisons. L’air du temps actuel est à l’antisystème, aux choix disruptifs, au dégagisme, ce qui, dans l’interminable feuilleton de destruction, se traduit par : on bloque, pour le reste, on verra après ! Le phénomène n’a pas encore renversé totalement les tables dans le pays, mais il progresse partout autour de nous. Détestable comportement, qu’il convient de condamner et de combattre sans relâche. Mais il pointe aussi un obscur désir de revanche et d’intransigeance sur l’idée qu’après tout, le renard est un honorable gardien de poulailler. Derrière quelques scènes de colère paroxystiques et une arrogance paranoïaque dramatique, les «élites» de ces dernières années ont démontré qu’elles étaient d’abord d’épatants acteurs dans le registre burlesque de la commedia dell’arte, traversées par de profondes lignes de fracture. Elles se prêtent à des jeux de posture, sans vraiment se rendre compte qu’elles creusent ainsi leurs propres tombes morales. Dans les années soixante-dix, ce comportement avait été dénoncé comme misérabiliste. Autres temps, autres jugements. Une porte s’est refermée sur nos «élites», il ne reste que le trou de la serrure, qui met à bas le corps de l’intelligentsia tunisienne. Le petit jeu d’analyse sémantique auquel se prêtent quelques «têtes pensantes» apparaît bien dérisoire au regard de la gravité des faits et de leur terrible bilan : le pays craque et le peuple gronde. C’est vrai que j’ai beaucoup parlé dans cette rubrique de l’inconséquence de nos «intellectuels», voire de leur irresponsabilité dans le contexte actuel, mais la mise à nu érigée en spectacle médiatique reste cependant en arrière-plan du vrai problème. La question n’est pas de vitupérer contre les intellectuels, mais plutôt de savoir comment empêcher que certains faux intellectuels montent sur la scène. Dans cette atmosphère grinçante de haine, d’inquiétude et de peur, on connaît trop bien les noms des prétendants. Ce sont eux qui soutiennent la tendance vers le chaos