La troisième voie

Les Tunisiens retiennent leur souffle en attendant le 17 décembre. A défaut d’annonces officielles, les observateurs spéculent. Des annonces seraient faites par le président Kaïs Saïed pour marquer la nouvelle date de la célébration de l’anniversaire de la Révolution. Saïed a abandonné la date du 14 janvier, qu’il a toujours considérée comme le jour emblématique de l’usurpation de la révolution par les révolutionnaires de la 25e heure. En réhabilitant la date de la première étincelle de la Révolution, Saïed estime rendre aux jeunes révolutionnaires de la première heure, aux martyrs et aux blessés de la révolution, leurs droits  mémoriels et méritoires.

Ce 17 décembre, Kaïs Saïed présidera seul à l’avenir du pays et il entend peut-être le marquer à jamais. A sa manière et selon sa propre volonté. Et c’est là que le bât blesse. Les Tunisiens refusent d’être traités comme les moutons de Panurge. Ils ont fait la révolution pour recouvrer leur liberté et tous leurs droits, dont celui de participer à la conception de leur présent et de leur avenir ainsi que celui de leurs enfants. Les choix de Kaïs Saïed risquent de leur déplaire et ils ne manqueront pas de le lui faire savoir.

Noureddine Taboubi le lui a bien signifié le 4 décembre courant sur la place de la Kasbah devant 6000 syndicalistes, en marge de la commémoration du 69e anniversaire de l’assassinat de l’icône syndicaliste et nationale Farhat Hached. « Nous allons jouer notre rôle national avec l’ensemble des Tunisiens… Entre l’avant-25 juillet et l’après-22 septembre, il y a une troisième voie… le salut dans le cadre de la souveraineté nationale… La nation passe avant les personnes ». Pour la première fois, le Secrétaire général de la Centrale syndicale se dresse en contre-pouvoir face à Kaïs Saïed à qui il ne manque pas de rappeler l’exacerbation des tensions sociales, le mettant en garde contre « des risques d’explosion de la situation et, dans le cas échéant, de dégâts irréversibles ».

La troisième voie de Taboubi est celle du rassemblement national. « L’individualisme est une voie sans issue », lâche-t-il.  En d’autres termes : « Soit tu rassembles, soit « je » rassemble ». Les dés sont désormais jetés. Taboubi pose même ses conditions  et ratisse large : le dialogue national doit être inclusif impliquant l’Ugtt, les autres organisations nationales, les partis politiques, la société civile et les personnalités nationales qui partagent les mêmes principes et objectifs. Le mot d’ordre étant : il n’y aura pas de retour au 24 juillet mais une rectification du cap instauré par le 25 juillet,  promettant au passage que les précédents accords sociaux signés devront être concrétisés. « Nous ne lâcherons pas », lance-t-il.

La situation politique, économique et financière de la Tunisie est, en effet, bloquée et les horizons sont fermés. L’introversion du président et l’absence de communication rendent la situation encore plus floue et intolérable. Les Tunisiens n’attendront pas indéfiniment la feuille de route qui définit les étapes à venir et la fin des mesures exceptionnelles, ni les décisions urgentes devant améliorer les conditions de vie, notamment  le pouvoir d’achat et l’emploi. Les chômeurs de longue date visés par la loi 38 ne lâchent pas prise et Kaïs Saïed n’a pas d’autre alternative que de leur trouver des postes d’emploi dans les plus brefs délais. Sa prise de conscience tardive que cette loi n’est pas applicable ne suffit pas pour les convaincre de patienter des années encore.

Le chef de l’Etat a commencé sa descente dans les sondages d’opinion, le taux d’insatisfaction des Tunisiens monte. Même si Saïed reste en tête des intentions de vote pour la Présidentielle, il devrait bien lire l’amorce, lente mais régulière, de sa descente depuis quelques mois. D’autant que les partis rejetés par la majorité des Tunisiens (chiffres des sondages) reviennent sur la scène médiatique, la voix haute et le verbe acerbe.

Les Tunisiens sont à bout de patience et la moindre occasion qui se présentera à eux pour sortir de l’impasse sera saisie. Le seul atout de Kaïs Saïed, qui plaide encore pour lui, est son intégrité. Mais cet atout, aussi valorisant soit-il en ces temps de prolifération de la corruption, ne doit pas le rendre sourd et aveugle aux appels des Tunisiens, y compris ceux qui ne partagent pas ses idées et qui ne font pas partie de ses partisans. Il est le président de tous les Tunisiens, il a été élu pour répondre à leurs attentes et non aux siennes. Le dialogue avec les jeunes sur des plateformes numériques, c’est son idée et son projet pour lequel il n’a consulté personne. Les jeunes ont droit à la parole et à la participation dans la vie publique, cela est même souhaitable, eux qui ne cessent de battre le pavé pour revendiquer leurs droits et qui sont sortis le 25 juillet dernier au soir pour exprimer leur joie de retrouver la liberté et de reprendre en main leur destin. Pourquoi n’y a-t-il pas de contact direct avec ces jeunes ? Pour un président en baisse dans les sondages, ce serait un coup de Com d’envergure. Malheureusement, le président n’aime pas le contact. Il a choisi ses deux précédents chefs du gouvernement, Elyes Fakhfakh  et Hichem Mechichi sur du papier après avoir demandé que les propositions des partis politiques lui parviennent par écrit. Il a pris trop de distance avec les Tunisiens et cela lui fera perdre une bonne dose d’empathie et de confiance. D’ores et déjà, nombre d’entre eux ont fait part de leur décision sur les réseaux sociaux de ne pas fêter la Révolution, ni le 17 décembre, ni le 14 janvier.  Leur grief : dix ans de révolution, dix ans de chaos sans reddition des comptes jusqu’à ce jour.  L’un d’entre eux, Ali Gannoun, a écrit sur son compte facebook en s’adressant à Kaïs Saïed : « Qu’est-ce qu’on va fêter Monsieur le président ? Notre misère ?  L’assassinat de nos soldats ? L’explosion du chômage ? L’expansion de la corruption ? Le cirque parlementaire ? La banqueroute de l’Etat ? L’insécurité ? La fuite des cerveaux ? L’agonie des hôpitaux et des écoles ? L’envahissement de l’administration par les incompétents ? Le réveil du régionalisme ? L’abandon du pays aux puissances étrangères ? »
Et la liste est encore plus longue.

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