“La Tunisie est solaire, elle appartient à la lumière…”

Passionné de la Méditerranée, il se définit comme étant l’incarnation de tous les bons et les mauvais côtés de la grande bleue, ce « grand lac salé » comme Braudel aimait le définir. Alfonso Campisi qui ne finit pas de savourer sa nationalité tunisienne enfin obtenue nous parle de son nouveau roman « Terres Promises » paru aux Éditions Arabesques. Interview.

 Vous êtes venu en Tunisie dans le cadre d’une mission de 24 mois. Mais vous êtes encore là 23 ans après et désormais vous avez aussi la nationalité tunisienne?
Je suis venu en Tunisie pour deux ans c’est vrai, après un long séjour de 7 ans en France, où j’ai pu finir mes études doctorales et eu mon premier poste d’assistant universitaire à l’Université de Lille 3 Charles de Gaules. Après une parenthèse de 3 ans à Paris, suite à ma demande de mutation, « il richiamo del mediterraneo », l’appel de la Méditerranée devenait de plus en plus pressant. J’ai ainsi demandé au ministère de l’Enseignement supérieur français de l’époque, d’obtenir un contrat d’expatrié dans un autre pays. La Tunisie m’a alors été proposée. Le contrat avait une durée de deux ans et à la fin duquel j’aurais dû rentrer à Paris. La découverte de la Tunisie, pays que je ne connaissais pas vraiment, si ce n’est qu à travers les contes de ma belle-mère, sicilienne de Tunisie, m’a apparu paradisiaque. Un pays plongé dans la Méditerranée, où tout est poussé à l’excès, où la couleur bleue du ciel est extrêmement bleue, où le blanc des maisons est très blanc, la lumière est aveuglante, où le thé à la menthe est très sucré et où les gens crient au lieu de parler…Un pays d’un mélange culturel, racial, inouï, pays millénaire, méditerranéen, africain et européen, riche et souriant ! Voilà ma première impression de la Tunisie. Avec ce pays, c’est une vraie histoire d’amour, commencée en 1997 et qui ne se terminera jamais. Un pays qui a su m’accueillir et m’adopter et que par la force des choses j’ai adopté aussi. L’amour que j’ai pour ce pays est indéfinissable, souvent je le personnifie, je me sens une partie intégrante de ce pays, auquel je suis très reconnaissant. C’est aussi grâce à la Tunisie qu’aujourd’hui j’écris et que je suis épanoui professionnellement, personnellement et intellectuellement.

Mais pourquoi demander à avoir la nationalité tunisienne ?
Vous n’êtes pas la première personne à me demander cela. Pour moi, la nationalité tunisienne représente le renforcement de  mon identité et l’appartenance  à la Tunisie, que je revendique. Vous savez ? Il ne faut pas s’appeler Mohamed pour être Tunisien !

Quel est pour vous le tout début d’un processus d’écriture livresque ?
Je ne sais pas si on peut parler dans mes livres d’un processus d’écriture essentiellement livresque, vu que ce terme fait plutôt référence à quelque chose qui ne se fond pas sur le vécu et la réalité. Mes livres parlent de la réalité, de l’histoire, des origines méditerranéennes, des influences linguistiques, de substrat et superstrat, de migrations… et comme pour mon dernier roman que je viens de publier, d’hommes et de femmes de la Méditerranée.

Vous venez en effet de publier votre 8e ouvrage à part une multitude d’articles publiés dans des revues scientifiques en Europe, aux USA et au Canada, mais votre premier roman, pourquoi ce titre « Terres promises » ?
Il s’agit en effet de mon premier roman qui a toujours le même fil conducteur qu’on peut retrouver dans tous mes livres ; le dialogue interculturel et l’émigration.
Chaque migrant a une « Terre promise », ce n’est jamais évident de quitter son propre pays, ses parents, ses amis, ses enfants, sa femme…, c’est toujours un choix très douloureux quand il ne s’agit pas vraiment d’un choix. Si on le choisit, c’est autre chose.
Dans mon roman le titre est au pluriel car chacun de nous peut avoir plusieurs terres promises, comme c’est le cas pour mon héroïne. Dans ce cas, je parle de la Tunisie et de l’Afrique du Sud.

Pourquoi vous avez choisi de parler de la Tunisie et de l’Afrique du Sud ?
La Tunisie, comme je viens de vous dire, il est aussi mon pays, un pays auquel je suis très reconnaissant et qui m’a accueilli et appris le respect de l’autre sans préjugés, mais la Tunisie est aussi le pays où mes familles maternelle et paternelle  se sont installées dès 1860. Je suis aussi Sicilien et les relations entre ces deux régions du monde sont très proches et datent depuis des siècles. L’Afrique du Sud, est un pays que j’aime particulièrement et encore étudiant en Italie, j’ai pris part aux manifestations contre l’apartheid à l’époque de Nelson Mandela. La ségrégation m’a toujours révolté. Les races, n’existent pas !

Pour revenir au personnage de votre roman, c’est qui et pourquoi ce choix?
Il s’agit d’une jeune fille, d’un milieu très pauvre, habitant l’île de Favignana, une petite île faisant partie de l’archipel des îles Egades, situé en face de la ville de Trapani, en Sicile. La fille se prénomme Ilaria, un prénom pas du tout sicilien, mais plutôt de l’Italie du Nord, une prédestinée, une battante, une femme méditerranéenne dans toute sa beauté et sa splendeur. C’est grâce à ce caractère fort de nos femmes que nos sociétés méditerranéennes ont pu et continuent à évoluer.
L’homme y est, juste pour la forme…
Les sociétés sicilienne et tunisienne, sont des sociétés matriarcales ou faussement patriarcales, à vous de choisir… ( sourire)
Le roman se déroule pendant les années 44/45, fin de la deuxième guerre mondiale, dans une partie du monde très touchée par la misère et par les événements belliqueux. Une bonne partie des hommes a déjà quitté la Sicile, migrant vers les USA, l’Argentine, l’Europe, l’Afrique du Sud et la Tunisie, quittant leurs femmes et leurs enfants parfois à jamais.
Avec « les bouffées d’oxygène » qu’on respire au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les femmes, décident alors de quitter à leur tour leur terre natale pour aller faire fortune ailleurs. Ilaria, femme d’une extrême intelligence, guidera et dirigera ce groupe de femmes à la recherche d’un travail en Tunisie, là où elle s’installera , aura du succès professionnel et trouvera l’amour de sa vie.

Votre personnage, Ilaria, est une femme battante mais aussi très intelligente, qui lit beaucoup, et qu’elle refuse toute sorte de « conventions » qui lui sont imposées par une société encore assez rétrograde et conservatrice
C’est pour cela, que j’ai dit qu’ Ilaria est une prédestinée, elle est totalement en contradiction avec toutes les règles absurdes que la société sicilienne de l’époque lui impose, surtout pour une fille née d’un père inconnu et d’une mère prostituée analphabète. Ilaria assume ce grand fardeau familial sans jamais s’abattre, restant toujours fière, sans se faire jamais écraser par les habitants de l’île de Favignana. Rester toujours débout, malgré la traversée d’une terrible tempête. La société et son jugement vis à vis des anticonformistes, peuvent parfois être terribles.
C’est pour ça, qu‘elle dévore comme des petit-pains tous les livres de la bibliothèque du village.  Ilaria, comprend très vite que la clé de la réussite est étroitement liée à la lecture, à la formation d’un esprit critique et à l’instruction plus en général, tout en se heurtant contre les injustices que la vie lui réserve. Elle est une féministe convaincue, tout comme moi !
D’ailleurs, il y a une phrase dans ce livre, où Ilaria dit : «  Pourquoi je suis obligée de quitter mon pays, alors que les riches peuvent y rester ? Et où est-il Dieu, le protecteur des plus faibles ? Pourquoi toutes ces injustices ? ». Une vraie déchirure !

A ce propos, toute la thématique religieuse est très abordée dans votre roman…
La religion devrait être un élément d’union. Malheureusement et de nos jours, on retrouve la religion comme un élément de désunion. La religion est quelque chose de propre et ne peut pas être salie par la politique, les affaires, l’économie ou autre. Je viens d’un pays, l’Italie, que pendant quarante ans a été gouverné par la Démocratie chrétienne, un pays qui fleurtait pas seulement avec la mafia mais aussi avec l’église et la religion. Les pires choses étaient faites au nom de la religion ! Politique et religion ne font pas le bon ménage, chaque religion exalte le partage. L’héroïne de mon roman, critique et intelligente, ne cède pas aux peurs et aux menaces proférées par le curé de son village. L’homme est doué d’une intelligence, qu’il l’exploite alors !
Quand à l’extrémisme, il n’y a pas de place en Tunisie. Ce pays est et il doit rester le pays du dialogue.

Un beau roman qui a beaucoup de connotations historiques, qui décrit très profondément la situation de la Sicile après la Seconde Guerre mondiale mais aussi les années difficiles de la ségrégation noire en Afrique du Sud. La Tunisie est décrite par contre avec une note positive, en effet vous parlez des moments sombres en Sicile, en Afrique du Sud, mais pas en Tunisie, le pays du succès et de l’amour pour Ilaria. Vous êtes sûr qu’il n’y a pas quelque chose de personnel ? Ilaria vous ressemble trop…
Très bonne analyse, la vôtre. C’est vrai, pour Ilaria la Tunisie a été la clé du succès professionnel mais aussi amoureux, un peu comme pour moi et c’est d’ailleurs pour cela que je suis reconnaissant à mon deuxième pays.
La Tunisie de l’époque est représentée comme le pays du mélange interculturel, inter-religieux, de la cohabitation pacifique entre différentes communautés. La Tunisie est le pays qui a sorti Ilaria de la misère économique mais aussi intellectuelle.

Vous êtes enseignant universitaire et écrivain, chroniquer au journal « La Presse » mais aussi très impliqué dans la société civile, comment arrivez-vous à faire la part des choses entre ces  passions ?
Oui, en effet je suis professeur de philologie romane à l’université de la Manouba et écrivain et je trouve que l’une s’accorde très bien avec l’autre, car ce sont deux passions complémentaires et aussi obligatoires pour un chercheur universitaire. On n’est pas un universitaire si on ne fait pas de recherche, voilà la différence entre être enseignant et être universitaire. Je pense que c’est aussi important de souligner que depuis 5 ans, je suis président du bureau A.I.S.L.L.I. zone Afrique,( Association internationale pour les études de langue et littérature italiennes), la seule association universitaire qui fait partie de l’UNESCO depuis 1956 et qui s’occupe de la diffusion de la langue et de la culture italiennes dans le monde. L’association présente dans les cinq continents, est enfin présente aussi en Afrique et particulièrement en Tunisie, pays choisi par la direction internationale AISLLI grâce à l’histoire importante qui lie l’Italie à la Tunisie, mais aussi pour l’amour de la langue et de la culture italiennes chez les Tunisiens.
Depuis un an j’ai aussi ma chronique culturelle «  Mes Odyssées en Méditerranée » sur la page culturelle de « La Presse » de chaque dimanche pour mettre en exergue les relations historiques qui lient l’Italie à la Tunisie.
Quand à mon implication dans la société civile, je la dois aussi à la « Chaire universitaire Sicile pour le dialogue de cultures et civilisations » que j’ai fondée en 2015 et que je dirige. Quand on appartient à un pays, on lui appartient pour le meilleur et pour le pire. Tout citoyen de n’importe quel pays, devrait être impliqué dans la société civile. Pourquoi sinon avoir fait une révolution ?

Vous auriez pu écrire en italien ou autre. Pourquoi avoir choisi la langue française ?
Comme je disais tout au début de cette interview, je dois beaucoup à ce pays qui est la Tunisie, mais je dois aussi énormément à un autre pays qui m’a formé et donné les outils nécessaires au bon déroulement de ma carrière universitaire et de ma recherche ; ce pays est la France. J’ai toujours été un francophile et l’usage du français dans la plupart de mes ouvrages, est un choix spontané, naturel et pas réfléchi du tout. Aujourd’hui, je préfère écrire en français plus qu’en italien. Voilà pourquoi je suis méditerranéen, j’appartiens à plusieurs pays avec des identités plurielles et franchement, c’est très beau et ça m’enrichit énormément.

En 2016 vous avez reçu le « Prix international Proserpina, pour les intellectuels siciliens qui se sont distingués dans le monde » et en septembre 2020, le président de la République italienne, vous a décoré avec de la plus haute distinction culturelle honorifique de «Chevalier des Arts et des Lettres» remise à toutes les personnes qui se sont distinguées par leur création dans le domaine artistique ou littéraire ou par la contribution qu’elles ont apportée au rayonnement des arts et des lettres en Italie et dans le monde . La décoration vous a été remise à la résidence de l’ambassade d’Italie par S.E. Lorenzo Fanara, ambassadeur d’Italie en Tunisie.
Oui, en effet, j’ai reçu ces deux décorations assez prestigieuses dont je suis fier, et ce grâce à mes travaux de recherche, mes publications, mais j’espère surtout grâce au travail que je mène depuis vingt-ans sur le dialogue interculturel, interreligieux et interlinguistique entre les deux rives de la Méditerranée. Toute forme de dialogue ainsi que la connaissance de « l’autre », sont de nos jours de plus en plus fondamentales, si on ne veut pas d’ un monde gangrené par la violence et les guerres. J’y crois et je me battrai jusqu’à la fin de mes jours !

Qu’a évoqué chez vous la Révolution tunisienne ? A-t-elle changé votre relation à la Tunisie ou avec les Tunisiens ?
Je ne sais pas si c’est correct de pouvoir l’appeler révolution, je préfère peut être le terme révolte…en tout cas, je l’ai bien vécue, j’ai aussi défendu mon quartier la nuit avec d’autres voisins et je vous jure que j’en garde un souvenir passionnant, de peur aussi, suite à la confusion qui régnait les premiers jours mais une expérience passionnante ! Je pense qu’il faut avoir beaucoup de patience, il s’agit de phénomènes complexes qui nécessitent du temps et beaucoup de temps. Du haut de mon optimisme rationnel, j’ai toujours dit que la Tunisie s’en sortira et s’en sortira grâce à la femme tunisienne. C’est elle qui porte heureusement les pantalons, comment dit-on en Italie. La Sicile ressemble beaucoup à la Tunisie, et l’un des aspects les plus frappants c’est justement le rôle que la femme a dans une société méditerranéenne de surcroît machiste.
La Tunisie s’en sortira grâce à l’unité de son peuple et à sa société civile, j’en suis fort convaincu. Il faudra par contre libéraliser ce pays, garantir des très bonnes conditions d’investissement et investir encore plus dans la culture et l’instruction, qui sont les clés du succès pour n’importe quel pays.
Permettez-moi de dire qu’on ne peut pas de nos jours, dans un pays qui se revendique moderne et démocratique, mettre en prison des jeunes à cause de leur homosexualité ou parce qu’ils ont fumé un joint. C’est inacceptable !

Pensez-vous que la Tunisie garde encore cette image, d’un pays d’accueil et de dialogue interculturel ?
Ma réponse pourrait vous étonner, mais ma réponse est oui ! C’est vrai que beaucoup de choses ont changé, comme partout ailleurs, mais la Tunisie reste et restera un pays d’accueil, malgré la crise économique, une crise de valeurs et malgré certains courants obscurantistes qui voudraient effacer le caractère méditerranéen et africain de cette terre.
La Tunisie est solaire, elle appartient à la lumière et certainement pas à l’obscurité ou au monde des ténèbres !

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