La Tunisie face au bourbier libyen

 

Au fil des jours, l’opinion, aussi bien libyenne qu’internationale, est de plus en plus convaincue que la Libye, comme l’Irak et le Au Yémen, font désormais partie des centres névralgiques de groupuscules prônant le radicalisme et s’apparentant au terrorisme sous couvert religieux. En effet, la situation sécuritaire est des plus précaires et l’anarchie prédomine. Khalifa Haftar, qui vient de mener des offensives bulldozers dans la ville de Benghazi, appuyée par une partie de l’armée, puis une seconde à Tripoli, se veut désormais purificateur d’un pays en proie au terrorisme. Il réclame la dissolution sine die du Conseil général national (CGN), jugé illégal, et la formation d’un Conseil présidentiel civil de «salut public» afin de remplacer le Parlement et de conduire le pays à de nouvelles élections législatives.Cette situation confuse aura certainement des répercussions sur la Tunisie qu’il convient de bien mesurer.

Que se passe-t-il réellement en Libye ?

Depuis l’offensive menée par Haftar, on peut distinguer deux zones de tension. La première à Benghazi, fief de la rébellion du 17 février 2011, puis Tripoli, centre nerveux et capitale du pays. Des troupes et des alliés du Général Khalifa Haftar, basés à Benghazi, ont montré une volonté d’en découdre avec des groupes qualifiés de «terroristes», dont Ansar Acharia, coupable de violences. Le général est allé très loin quant à l’offensive de Tripoli, qui s’apparente à un coup d’État, en ciblant le bâtiment du CGN et en prétextant la nullité juridique de cette institution qui n’a pas entrepris grand chose face à la vague de violences en Libye. Le Général septuagénaire veut désormais s’ériger en bouclier et en sauveur face aux risques énormes qui menacent le pays. Haftar nie pour sa part toute tentative de coup d’État.

D’ailleurs, la légitimité des élections est caduque depuis plus de 6 mois et le Conseil national n’est plus que l’ombre de lui-même.

En effet, la Libye est parsemée de milices qui prétendent puiser leur légitimité dans la lutte qu’ils ont menée contre Kadhafi. Ils détiennent un nombre impressionnant d’armes lourdes et ils contrôlent quasiment toutes les artères principales du pays. Ports, aéroports, centres de production du pétrole et du gaz et, et surtout, les entrées et sorties des villes ainsi que les points de passage aux frontières, particulièrement ceux avec la Tunisie qui sont les plus actifs pour l’ensemble de la population libyenne. Ces milices s’apparentent à un système mafieux armé jusqu’aux dents. Elles se sont partagées des secteurs et ont passé une entente afin d’accaparer marchandises, armes et argent. Il n’est pas étonnant que leur influence et leur mainmise sur le pays dépasse de loin les maigres moyens de l’État et du CGN protecteur des milices.

Khalifa Haftar, l’homme de l’ombre

Il est tout de même étonnant qu’Haftar, qui a déclaré l’indépendance du département de Toubrouk tout en n’étant pas poursuivi officiellement, revienne cette fois-ci sur le devant de la scène avec beaucoup de confiance et de détermination. Son opération contre ce qu’il qualifie de «fief de l’intégrisme et du terrorisme» dans la banlieue de Benghazi, précisément à Sidi Frej, a été épaulé par une escadrille de l’armée de l’air nationale libyenne. Mieux encore, le groupe de commandos de l’armée libyenne l’a rejoint dans son offensive et de nombreuses factions et milices se disent désormais partisanes d’Haftar. Le colonel Jomâa Al-Abani, le chef d’état-major de la Défense aérienne a annoncé son ralliement à l’action d’Haftar. Un autre allié de taille au sein même du gouvernement libyen est le ministre libyen de la Culture, Habib Lamine, premier membre du gouvernement à se déclarer ouvertement en faveur de l’opération «Dignité» lancée par Haftar.  «Je soutiens cette opération contre les groupes terroristes. Le CGN, qui protège les terroristes, ne me représente plus», a déclaré le ministre de la Culture, affirmant toutefois qu›il gardait son poste de ministre jusqu›à sa «démission ou limogeage». Un renfort de poids qui a permis au Général dissident de demander mercredi la formation d›un «Conseil présidentiel» en Libye pour remplacer un Parlement de plus en plus contesté et conduire le pays à de nouvelles élections législatives.

Lors d’un communiqué télévisé émis de la ville d’Al-Abyar, dans l’est libyen, «le Conseil supérieur des forces armées», présidé par Haftar, a demandé au Conseil supérieur de la magistrature, plus haute autorité juridique du pays, «de former un Conseil supérieur présidentiel, civil, qui aura pour mission de former un gouvernement d’urgence et de préparer des élections législatives. Ledit Conseil remettra le pouvoir ensuite au Parlement élu.»

Face à la recrudescence des violences politiques, mardi dernier la Commission électorale avait fixé au 25 juin la date de l’élection d’un nouveau Parlement pour remplacer le CGN. Certains observateurs mettent en doute la capacité des autorités à organiser le scrutin. Mais «la Commission électorale dispose des moyens logistiques et humains nécessaires pour organiser ces élections à la date prévue», a estimé un diplomate occidental. Il est étonnant de constater que Haftar, en tant que militaire, n’a jamais été glorieux durant toute sa carrière, comment alors pourrait-il apporter ce qu’il clame avec emphase ? C’est-à-dire venir à bout du terrorisme. Et pourquoi s’en prend-il aux islamistes radicaux et non aux autres milices qui, elles aussi, sèment la terreur et commettent des exactions ?

Khalifa Haftar s’est fait connaître (voir l’encadré portant sur sa carrière) à l’époque de Kadhafi pendant la déroute dans la guerre contre le Tchad. Comment alors ce militaire, rehaussé au rang de Général et sans envergure militaire, se trouve écouté ces derniers temps, obtenant un soutien qui ne cesse de s’accroître et de s’amplifier ?

Il faut insister tout d’abord sur le fait, qu’au-delà de l’action purement militaire, Haftar use d’un discours populiste et qui paraît plaire à l’opinion libyenne, son principal soutien. Ensuite, vu l’arsenal militaire dont il dispose, on suppose qu’il a aussi un soutien étranger qui viendrait (nous utilisons le conditionnel) de monarchies du Golfe (le Qatar excepté) ainsi que de l’Égypte. Il n’est pas étonnant que grâce à la connivence avouée avec ces régimes, en prônant la lutte contre les islamistes radicaux et les Frères musulmans, il essaie de toucher la corde sensible avec la formule : «votre guerre est aussi la mienne !». Ce discours paraît aussi plaire aux USA qui, dans le passé, ont été son meilleur soutien et sur le sol desquels il a trouvé refuge pendant plus de 20 ans !

Rappelons qu’une réunion sécuritaire s’est tenue au Sénat américain, le 7 mai dernier, et a fait entrevoir l’imminence d’une intervention militaire en Libye, ne serait-ce que par le biais de drones, afin d’en découdre avec les fiefs terroristes, et plus particulièrement ceux d’Alchariaa, responsables selon les Américains de l’assassinat de leur ambassadeur à Benghazi en 2012. Haftar trouve ainsi justification à son opération « Dignité pour la Libye » et peut s’enorgueillir d’avoir évité à la Libye une intervention étrangère.

Face à l’anarchie et la carence sécuritaire dans tout le pays – en témoignent les prises d’otages de l’ambassadeur de Jordanie et des deux fonctionnaires de l’ambassade de Tunisie – l’image même de la Libye s’est dégradée comme jamais auparavant. Faut-il pour autant s’en remettre au mythe de « l’homme providentiel » et oublier ne serait-ce que pour quelque temps les promesses de démocratie et de Révolution ? Ce serait la planche de salut pour un grand nombre de Libyens, de simples citoyens qui cherchent à retrouver la sécurité et la stabilité.

Que doit redouter la Tunisie, au cas où la situation libyenne se détériorerait davantage?

L’atteinte à la sécurité intérieure

C’est d’ailleurs la plus grande crainte affichée aussi bien par la population que par le gouvernement tunisiens. Car si l’étau se referme de plus en plus sur les terroristes et les milices prônant un islamisme radical, le seul espace vital restant sera bien évidemment la Tunisie. L’Algérie, pour sa part, a installé un cordon sécuritaire militaire tout au long de sa frontière libyenne, longue de plus de 1.000 km, avec un arsenal impressionnant, 12.000 soldats sont mobilisés pour parer à toute infiltration sur son sol.

La Tunisie vient d’accroître les patrouilles sur ses frontières, après les récents événements en Libye. La Garde nationale tunisienne a arrêté huit suspects en provenance de Libye accusés d’avoir planifié des «attaques terroristes» dans des localités stratégiques en Tunisie. Ces attaques auraient pour cible des bâtiments officiels, des zones industrielles. Elles sont destinées à semer l’anarchie qui profitera à d’autres terroristes venant des territoires  libyen et algérien. Les suspects auraient été formés à l’utilisation d’armes et à la fabrication d’explosifs pour perpétrer des «attaques terroristes», a déclaré le ministère de l’Intérieur.

Le ministère de la Défense a pour sa part réaffirmé que les frontières tuniso-libyennes restent sécurisées et sous contrôle, mais n’a pas caché sa préoccupation quant au nombre croissant de réfugiés libyens dans le pays et face aux menaces potentielles d’activités terroristes.

Pour la Tunisie, au-delà de la création de la zone tampon, le besoin de renforts et surtout de l’élévation du degré de vigilance se font ressentir. Mais l’armée est sollicitée sur plusieurs fronts et il ne serait pas étonnant que les terroristes tentent d’ouvrir d’autres brèches afin d’éroder la vigilance sécuritaire. Aussi, une lutte sans merci contre les contrebandiers, qui ne peuvent agir que dans une situation chaotique, apparait des plus urgentes. La contrebande et le terrorisme vont de pair et l’une alimente l’autre.

Le poids démographique

À ce jour, le nombre de ressortissants libyens en Tunisie est évalué à 1.900.000, autant dire que le tiers de la population libyenne est présent sur le territoire tunisien ! Depuis le déclenchement des hostilités, on ne dénombre pas moins de 7.000 entrées par jour sur les deux points de passages frontaliers : Ouazen-Dhiba et Ras Jedir. Faut-il dire que cette donnée démographique engendrera des problèmes incalculables au niveau du logement, de la scolarisation, (surtout si le séjour se prolonge), etc. à un moment où la Tunisie s’apprête à revenir à un niveau d’accueil des touristes étrangers semblable, voire supérieur, à celui de 2010 ?

Les vagues de départs de Libyens vers la Tunisie vont s’amplifier aussi par les vacances estivales dans les villes du sud, particulièrement Djerba, Sfax, Zarzis, qui seront au cœur de cet afflux massif. Ajoutons à cela le retour des Tunisiens de l’étranger. Dès lors, le pays est-il en mesure de faire face à tous les besoins engendrés par ces flux ? Il est permis d’en douter.

Le poids économique

 Un débat difficile sur la Caisse de compensation commence en Tunisie. Une population supplémentaire de plus de deux millions d’habitants ne pourra qu’amplifier cette crise et contribuera à la hausse des prix, surtout pour les produits de première nécessité. Il faudrait aussi convenir que si la situation se dégrade encore en Libye, la Tunisie sera sollicitée pour l’approvisionner, sachant que seul un mois nous sépare du Ramadan où la consommation explose. Pour ne pas noircir le tableau, cette situation problématique peut paradoxalement contribuer à soulager de nombreux secteurs de l’agriculture, dont plusieurs denrées souffrent de surproduction et d’un manque de marchés.

Le ministre des Affaires étrangères, Mongi Hamdi, vient d’annoncer la tenue, le 2 juin prochain à Tunis, d’une réunion de conciliation libyenne permettant d’entrevoir des solutions «sans que la Tunisie n’intervienne dans les affaires internes de la Libye». Cette action diplomatique gagnerait à être soutenue par une aide immédiate pour la formation des forces de sécurité et de celles de l’armée pour mettre un terme aux agissements des milices hors la loi dans ce pays. L’insécurité en Libye fait barrage à toutes les initiatives économiques. La stabilisation de ce pays lui sera profitable. Elle le sera également pour la Tunisie.

Entretien avec Ezzedine Aguil chef du parti

La Coalition républicaine, «Al I‘tilâf al Jumhuri»

« Les interférences étrangères et l’absence de consensus affaiblissent la portée de l’initiative militaire de Khalifa Haftar »

Que représente l’action de Haftar pour les Libyens ?

La prolifération d’armes et surtout des groupes dits «djihadistes» en Libye, ainsi que l’absence d’une intervention énergique de l’armée ont contribué à valoriser la milice de Haftar. Cette dernière, comme toutes les autres milices, n’a aucune légitimité juridique et cette légitimité il veut la puiser à travers l’attente populaire d’une action militaire contre des milices.

Si le nouveau Premier ministre désigné, Ahmed Meitig et les institutions libyennes officielles, ainsi que leurs soutiens, n’arrivent pas à montrer qu’ils sont capables de ramener l’ordre et d’offrir des perspectives, nous aurons une division beaucoup plus prononcée sur l’avenir du pays et nous assisterons à un coup supplémentaire porté au bon déroulement du processus de transition libyen. Khalifa Haftar ne fait certainement pas l’unanimité parmi les Libyens. Son action s’apparente tout au plus à une action milicienne. Le discours qu’il a prononcé devant les Libyens et l’opinion internationale démontre les limites de l’homme. Il aurait dû s’ériger en rassembleur et se prononcer clairement pour la dissolution de toutes les milices armées en Libye. Ce qui n’est pas compréhensible, c’est sa guerre contre une faction, alors que la Libye est en phase de transition démocratique et que le scénario égyptien a montré par ailleurs ses limites.

Si Khalifa Haftar a su profiter de l’anarchie, à qui d’autre profite la situation libyenne actuelle ?

Haftar a su aussi profiter de ce contexte délétère. Les USA ne vont jamais tenter d’intervenir directement en Libye, la force des Marines installée en Crète se prépare pour protéger et évacuer les Américains en Libye dans le cas où ça tournerait mal. La France et la Grande-Bretagne viennent de désigner deux émissaires que je qualifie de «faucons», et dont la mission essentielle consiste à maintenir l’anarchie ambiante afin de faire valoir leurs «intentions d’hégémonie» sur la Libye en comptant d’une sur trois départements, la Tripolitaine, la Cyrénaïque et la Fezen. L’Italie rentre elle aussi dans ce partage d’influence sur le pays.

Je suis pleinement convaincu que l’initiative de Khalifa Haftar s’inscrit dans un contexte qui lui est favorable, mais il est incapable de présenter un projet qui rassemblerait tous les Libyens. D’ailleurs et en dépit de sa volonté de soigner son image, l’amateurisme de l’home est flagrant, il dresse une grande carte de la Libye, entouré de militaires et tout prête à croire qu’il fomente un coup d’État militaire.

Propos recueillis par Fayçal Chérif 

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