C’est caricatural mais fortement probable : dans quelques années, nous serons dans la même situation que les pays européens en matière de déficit de main-d’œuvre qualifiée et de compétences techniques et scientifiques et serons contraints de faire venir des médecins, des ingénieurs, des plombiers, des soudeurs, des infirmiers, des ouvriers du BTP… de pays étrangers, notamment africains, pour construire nos routes, nos réseaux électriques et réseaux internet, pour faire fonctionner nos hôpitaux, nos usines, nos hôtels, nos petites et moyennes entreprises, si elles n’auront pas mis la clé sous la porte d’ici là, pour assurer les réparations et autres services de maintenance à domicile… En somme, pour faire tourner la machine économique et préserver les besoins en bras et en cerveaux du marché du travail.
Cet état de fait est dû à un phénomène socio-économique qui a explosé au cours de la décennie 2000 et est en passe de prendre une ampleur inquiétante, menaçant l’économie nationale et un certain équilibre dans la composition de l’architecture socioprofessionnelle de la société tunisienne. Ce phénomène est l’ancien et nouveau dilemme de l’exode des compétences nationales à l’étranger.
Pour mémoire, même si ces chiffres évoluent de manière assez rapide, les données fournies par l’Office des Tunisiens à l’étranger (OTE) en 2022 révèlent qu’en 2018, le pays a été témoin de l’émigration d’approximativement 8.200 cadres supérieurs, 2.300 ingénieurs, 2.300 enseignants-chercheurs, 1.000 médecins et pharmaciens, ainsi que 450 spécialistes en informatique. Les chiffres affichés, aujourd’hui, sont de loin supérieurs et laissent perplexe.
Cet exode de plus en plus massif semble ne pas inquiéter outre mesure les pouvoirs publics en dépit des multiples sonnettes d’alarme tirées par les professions.
La dernière a été entendue sous l’hémicycle de l’ARP où le président de l’Ordre des ingénieurs tunisiens a révélé des chiffres alarmants rapportés par la Commission de l’éducation, de la formation professionnelle et de la recherche scientifique dans un rapport.
En résumé : la moitié des ingénieurs inscrits à l’OIT (39.000 sur 90.000) ont quitté la Tunisie entre 2015 et 2020. Et l’hémorragie continue.
La Tunisie forme 8.000 ingénieurs chaque année et en perd 20 en moyenne par jour. Le coût annuel de la formation de ces ingénieurs est estimé par le doyen des ingénieurs, Kamel Sahnoun, à 650 millions de dinars. Une hémorragie de capitaux que le doyen des ingénieurs qualifie de gaspillage du potentiel humain tunisien. A noter que l’émigration touche un large panel de professions et de cadres (enseignants, chercheurs…) et se féminise.
L’émigration de plus en plus importante des médecins et des ingénieurs, pour ne citer que ceux-là, n’est pas un scoop, le problème qui se pose est qu’aucune mesure n’est prise pour empêcher, ou au moins réduire, la fuite de ses ressources humaines dont la valeur économique équivaut à celle des ressources naturelles du pays, comme le phosphate, qu’il incombe aux dirigeants de ce pays de préserver contre le gaspillage, la dilapidation, l’abandon, la marginalisation.
Ces générations de compétences sont formées gratuitement à coups de budgets publics dès l’enseignement primaire jusqu’au supérieur, en passant par le secondaire. Un gisement de matière grise destinée initialement au terme du cursus de formation à créer de la richesse nationale nécessaire pour le développement du pays. La fuite des cerveaux peut être assimilée à une fuite de capitaux contre laquelle l’Etat reste impuissant. Bien sûr, la liberté de mobilité est un droit constitutionnel mais quand l’enjeu devient économique et de dimension nationale, la question doit être posée sans complexe : que doit faire l’Etat pour stopper l’hémorragie ? Ou encore, l’Etat veut-il vraiment arrêter cet exode massif ? Pas si sûr.
Avec le besoin en ingénieurs, scientifiques et médecins qui affecte les pays du Nord de la Méditerranée, une génération de nos compétences, peu ou pas valorisée dans son pays, est siphonnée par ces mêmes pays qui en bénéficient sans avoir investi un sou dans leur formation.
Et ce n’est nullement un hasard. L’on assiste, de nos jours, à l’émergence d’un « capitalisme cognitif » qui repose sur les talents et l’intelligence, « les cerveaux». Ce qui, par conséquent, entraîne les pays dits industrialisées à mobiliser les ressources nécessaires pour attirer les talents et compétences issus d’autres pays, et surtout ceux en développement. Le cas de la Tunisie. Et là où le bât blesse, c’est qu’aucune proposition politique n’est avancée pour contrer ce phénomène ou remettre en cause le modèle en vigueur qui, il faut le reconnaître, est à bout de souffle.
Il faut dire que, du côté des professionnels de la finance, on parle de bénéfices et on présente même des arguments pour justifier pourquoi on laisse faire : les transferts des Tunisiens résidant à l’étranger battent des records, ces dernières années (7,6 MD au 10 décembre 2024 soit +4,6%), dépassant même les recettes du secteur touristique qui, elles aussi, ont augmenté (+7,2% en 2024, soit 7MD au 10 décembre 2024). Le résultat est un impact positif direct sur les réserves en devises de la Tunisie, sur le taux de change, sur la balance commerciale, sur le paiement de la dette publique, etc. et ce n’est pas anodin.
Sur un autre plan, le départ en masse des compétences crée un manque à gagner en termes d’encadrement dans les entreprises, de capacités à réaliser de grands projets et de dépréciation de la qualité des produits Made in “Tunisia”, ce qui peut affecter la croissance économique et la qualité de vie des Tunisiens. Et ce n’est pas anodin, non plus.
L’Etat doit réagir et agir non pas en empêchant les compétences tunisiennes d’aller trouver ailleurs de meilleures conditions de travail, de meilleurs salaires et des opportunités de développement des connaissances mais en œuvrant, même progressivement, à leur assurer tout cela en Tunisie. Cela demandera du temps et de l’argent, des expériences intéressantes d’incitation à rester ou au retour ont été tentées dans d’autres pays et méritent d’être examinées (avantages fiscaux pour créer des entreprises, visas de travail pour les conjoints étrangers, incitations financières pour la recherche scientifique…). L’augmentation du nombre de diplômés est une autre mesure qui peut être envisagée pour devenir, ainsi, un réservoir de compétences capable de satisfaire la demande nationale et d’exporter une partie de la matière grise.Le danger pour le futur de la Tunisie est de continuer à ne rien faire pour juguler cet exode et de laisser le pays se vider de son énergie.