Douze ans après la chute du régime du défunt Ben Ali, la Tunisie peine toujours à récupérer les biens spoliés, « biens du peuple », au niveau national et à l’étranger, malgré les multiples structures administratives mises en place, l’armada de ministres et de hauts cadres mis à la disposition et les multiples tentatives de conciliation avec les hommes d’affaires présumés concernés, en particulier les membres ou proches de l’entourage de Ben Ali.
Alors que la reddition des comptes claironnée aux lendemains de « la révolution » s’est évanouie au fil de la décennie islamiste (2011-2021), l’arrivée de Kaïs Saïed aux affaires a signé son retour et celui de la lutte contre la corruption à laquelle peu de Tunisiens croient et que beaucoup redoutent à cause de sa gestion controversée. Si l’ensemble des Tunisiens soutiennent et réclament que la corruption, le blanchiment d’argent, les crimes financiers de tout genre qui ont ruiné la santé financière de l’Etat, soient jugés devant des tribunaux dans le cadre de procès justes qui respectent les droits de l’homme, beaucoup s’inquiètent de la manière et de la méthode employées pour y parvenir. En cause : les institutions judiciaires et politiques. Pourquoi ? parce qu’ils ne communiquent pas sur les affaires judiciaires en cours, sur les arrestations de responsables de partis politiques et d’hommes d’affaires ni sur aucun dossier en relation avec la sécurité nationale du pays. Ceci n’est pas sans laisser libre cours aux rumeurs les plus folles, à la désinformation et aux accusations les plus graves, comme celles qui prétendent que les dossiers relatifs au supposé complot sont vides, que les arrestations sont arbitraires et ne visent qu’à écarter les adversaires politiques de Kaïs Saïed.
Ce mutisme pas apprécié et décrié, nourrit les doutes et les polémiques et fait peur. Si les politiques soupçonnent des calculs électoralistes pour les éloigner de la sphère du pouvoir et d’un éventuel retour par les urnes, la prochaine élection présidentielle est prévue en 2024, dans un an tout au plus, les hommes d’affaires sont terrorisés par la case prison et ne veulent plus investir dans le pays de crainte de faire l’objet de suspicions. En l’absence d’explications des autorités politiques ou judiciaires en vue d’informer et de rassurer l’opinion publique, les incompréhensions deviennent réelles et justifiées surtout quand des affaires judiciaires supposées avoir été instruites et jugées de manière définitive depuis des années, sont rouvertes et les personnes concernées de nouveau mises sur le banc des accusés.
Il n’y a aucun doute que la décennie 2011-2021 a été celle de toutes les dérives, du terrorisme aux trafics de drogue et d’armes en passant par la contrebande, la corruption et le blanchiment d’argent. Ils ont tous proliféré dans l’impunité totale. Mais, aujourd’hui, malgré la bonne intention (et la nécessité) de « nettoyer » l’administration, les entreprises, les banques et les circuits commerciaux des magouilles et des trafics, ce qui représente de véritables freins à la relance économique et au renflouement des caisses de l’Etat, l’opération « mani puliti » suscite beaucoup d’interrogations et de réserves chez ceux qui voient en cette opération de chasse à l’homme et de diabolisation des hommes d’affaires, un risque de dislocation et de faillite pour le pays. Ils pensent qu’elle est contre-productive au moment où le pays a besoin de chaque investisseur, de chaque homme d’affaires et de chaque dinar économisé.
D’autres s’interrogent si la vague d’arrestations, de procès attendus et de suspensions de fonctionnaires dans des administrations publiques pour présentation de faux diplômes, ne va pas compromettre l’issue de la prochaine élection présidentielle de 2024 pour l’actuel président lui-même, dans le cas où il serait candidat à sa propre succession.
Dans tous les cas, Kaïs Saïed semble ne pas se préoccuper de sa cote de popularité ni de son avenir politique à la tête de l’Etat en ouvrant le feu sur plusieurs fronts, aussi dangereux les uns que les autres, et en se faisant beaucoup d’ennemis.
Paradoxalement, cette témérité renforce l’image de l’homme intègre et suscite la confiance chez beaucoup de citoyens qui, malgré la situation socio-économique compliquée et sans horizons, continuent de patienter en attendant des jours meilleurs. Par moments, des nouvelles tombent sur le fil pour donner raison à ces derniers. La dernière en date est la bonne place de la Tunisie dans le classement Basel qui s’intéresse à la lutte contre le blanchiment d’argent. La Tunisie est désignée comme un pays sûr, peu exposé au blanchiment d’argent en se plaçant en tête des pays de la région MENA et en deuxième position à l’échelle de l’Afrique. Ce résultat a le mérite de témoigner de la bonne gestion des affaires du pays, de l’efficacité du système mis en place pour la lutte contre le blanchiment d’argent et du sérieux du travail accompli. La Tunisie revient de loin mais la tâche n’est pas terminée et la vigilance reste de rigueur.
S’il est indispensable de poursuivre la lutte contre la corruption, il est également essentiel pour l’avenir du pays et des générations actuelles que cette question ainsi que celle relative à la récupération des biens spoliés soient examinées dans les normes les plus strictes de la légalité et du respect des droits humains et qu’elles ne se transforment pas en règlements de compte.
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