La veille du troisième anniversaire de la chute de Ben Ali : un tournant dans la transition tunisienne

Par Chérif Ferjani

Le 9 janvier 2014, la transition en Tunisie est entrée dans une nouvelle phase. Après plusieurs mois de blocages et de manœuvres dilatoires du parti Ennahdha et ses appendices, le dialogue national a réussi à aplanir les derniers obstacles pour la réalisation des objectifs qu’il s’est donné et sortir le pays de l’impasse dans laquelle la politique de la Troïka l’a engagé.  La désignation des derniers membres de la nouvelle ISIE (Instance supérieure indépendante des élections) a ouvert la voie à la démission du gouvernement de la Troïka que Laarayedh a fini par présenter contraint, forcé et sans gloire, sous la pression de la rue et des expressions de la société civile, entrées en révolte contre les mesures fiscales de sa loi de Finance rejetée par l’UGTT comme par l’UTICA. En effet, en ce jour historique, Laarayedh a essuyé une double défaite : la démission de son gouvernement qu’il avait cherché à éviter par tous les moyens, et le gel des mesures fiscales de sa loi de Finances qui a suscité une colère générale et plus violente que celle qui a emporté le régime de Ben Ali. 

Le même jour, l’ANC a voté l’article 45 de la nouvelle Constitution avec de nouveaux acquis pour les femmes : protection des droits garantis par le code du statut personnel de 1956, engagement à protéger, défendre, et faire progresser les droits acquis, à garantir l’égalité des chances entre hommes et femmes dans tous les domaines et au niveau de l’accès aux différentes responsabilités, à tout mettre en œuvre pour favoriser la parité dans les assemblées élues, à prendre les mesures nécessaires pour l’élimination de la violence contre les femmes. L’adoption de cet article est venue consolider les autres acquis inscrits dans le préambule et dans les articles relatifs au caractère civil de l’État et du droit qui ne doit pas être hypothéqué par la référence à la religion (et notamment à la charia) comme source de la législation, à l’égalité entre les citoyens et les citoyennes, à la liberté de conscience et aux autres libertés individuelles et collectives, aux droits fondamentaux tels que définis par les textes internationaux. 

Est-ce à dire que la nouvelle Constitution sera sans tache ? La réponse à cette question dépend des résultats de la suite des débats constitutionnels ; mais au vu des articles déjà votés, on peut comprendre l’inquiétude de celles et ceux qui sont choqué(e)s par le contenu de l’article 38 relatif à l’enseignement stipulant que l’État « œuvre à l’enracinement des jeunes dans l’identité arabo-musulmane, au soutien et au renforcement de la langue arabe et à la généralisation de son usage. » Cependant, l’indignation suscitée par l’adoption de cet article est pour le moins surprenante au regard du silence quasi général qui a entouré l’adoption de l’article 1 et de certains passages du préambule qui ne disent pas autre chose. En effet quelle différence entre ce que stipule l’article 38 et ce qui est dit dans le préambule au sujet de « l’attachement de notre peuple aux enseignements de l’islam, à ses finalités empreintes d’ouverture et de modération », des « fondements de notre identité arabo-musulmane », de « notre appartenance culturelle et civilisationnelle à la nation arabe et musulmane » ? N’avons-nous pas dans ces références les fondements de l’article 1 qui définit la Tunisie comme « un État libre, indépendant et souverain ; l’islam est sa religion, l’arabe est sa langue et la République est son régime » ? Même si cet article ne fait que reprendre l’ambiguïté de la Constitution de 1959, nous pouvons dire qu’il est l’expression d’une affirmation identitaire qui, normalement, n’a pas sa place dans une constitution, mais qui peut s’expliquer par une certaine inquiétude face aux défis de la mondialisation et de l’hégémonie de la culture dominante. Par ailleurs, derrière cette volonté d’affirmation identitaire, il n’y a pas seulement le mouvement Ennahdha et ses appendices ; de larges composantes du paysage politique, dans tous les partis, et des expressions de la société civile se reconnaissent dans cette affirmation qu’on retrouve également dans des pays et des régions de vieilles traditions démocratiques. Il suffit de rappeler à ce sujet le débat suscité par la Constitution européenne au sujet de l’identité « judéo-chrétienne » de l’Europe, pour nous rendre compte que nous avons à faire à un besoin d’identification fantasmagorique face aux mêmes défis d’une mondialisation perçue et vécue comme une menace par les sociétés qui en subissent les effets, sans en être des acteurs et sans en profiter comme elles le souhaiteraient. La fermeture des frontières des pays les plus riches, qui cultivent les mêmes réflexes identitaires au nom de la lutte contre la menace terroriste, l’immigration sauvage et le crime organisé, ou au nom de la prévention des effets du « clash des civilisations », favorise l’expression d’une telle affirmation identitaire largement partagée par la population comme par les élites intellectuelles, et pas seulement par les partis politiques enclins au populisme. Ce qui est regrettable, c’est que l’article relatif à l’éducation ait négligé le rôle de l’éducation dans le développement de l’esprit critique, la promotion de la culture scientifique et l’ouverture sur le monde et sur l’apport des autres cultures. Cette lacune peut être comblée par l’ajout d’un alinéa ou dans un autre article prenant en compte cet aspect essentiel de l’enseignement.

Outre les problèmes inhérents à cette affirmation identitaire, il faut espérer que les constituants rejetteront la proposition concernant le Conseil islamique supérieur que les islamistes souhaitent élever au rang d’une institution constitutionnelle ayant droit de contrôler la conformité des lois à l’article 1 dont ils déduisent que l’islam est la religion de l’État et non de la Tunisie. Si le caractère civil de l’État et du droit n’est pas contredit par l’adoption de cette proposition, il sera possible de dire que la nouvelle constitution sera globalement acceptable ou, du moins, qu’elle ne sera pas pire que l’ancienne, comme on le craignait, surtout au vu du projet de constitution présenté avant l’été 2012. Bien au contraire, avec les articles relatifs à l’égalité entre les citoyens et les citoyennes, aux droits des femmes (tels qu’ils sont définis par l’article 45), aux libertés et aux droits humains, etc., la nouvelle Constitution représente un net progrès par rapport à l’ancienne. L’effectivité des nouveaux principes constitutionnels dépend de la vigilance et de la mobilisation des démocrates et de la société civile qui a joué un rôle fondamental dans la réalisation de ces acquis et dans le recul imposé aux islamistes par rapport au projet qu’ils avaient au départ comme par rapport à celui qu’ils ont proposé en mai 2012. 

 

La vigilance est de mise

La nomination officielle de Mehdi Jomâa, au lendemain des victoires remportées le 9 janvier 2014 avec la démission du gouvernement de la Troïka, le gel des mesures fiscales de la loi de finances, et le vote d’articles allant dans le sens de l’aspiration à plus de liberté, plus d’égalité et de l’édification d’un État démocratique, permettent à la Tunisie d’entamer la dernière phase de sa transition postrévolutionnaire telle que prévue par la feuille de route du dialogue national, même si c’est avec un retard qui a coûté trop cher au pays. Pour garantir l’aboutissement du chemin qui reste à parcourir d’ici l’organisation des élections qui doteront le pays d’institutions stables et démocratiques, la vigilance et la mobilisation ne doivent pas se relâcher ; bien au contraire, elles doivent redoubler pour que Mehdi Jomâa et son équipe respectent les objectifs du dialogue national, à savoir :

– la constitution dans les meilleurs délais d’un gouvernement de compétences nationales non partisan qui aura pour tâche de gérer les affaires courantes, de répondre aux urgences sociales et économiques, d’assurer la sécurité nécessaire à l’organisation dans les meilleures conditions des élections indispensables à la réussite de la transition démocratique ;

– l’adoption et la promulgation de la nouvelle Constitution sans trop tarder en tenant compte des propositions de la commission de consensus et de l’aspiration démocratique et sociale qui a porté la Révolution ; 

– l’adoption rapide des lois concernant l’organisation des prochaines élections et l’installation des structures de l’instance indépendante qui aura à les préparer, superviser et organiser ;

– la dissolution des ligues dites de protection de la Révolution (LPR) et de toutes les milices et organisations impliquées dans la violence politique, d’autant plus que ces milices profitent du mécontentement populaire contre la politique de la Troïka et de la démission du gouvernement de Laarayedh pour mettre en exécution les plans criminels de leurs commanditaires par la multiplication des attaques visant les établissements et les services publics, les forces de l’ordre, la sécurité du pays et de la population, pour faire échouer la transition démocratique et imposer leur projet par la violence ;

– l’aboutissement des enquêtes concernant les assassinats politiques de Chokri Belaïd, Mohamed Brahmi, Lotfi Nagdh et autres victimes des crimes terroristes parmi les acteurs politiques et de la société civile ou parmi les forces de sécurité et l’armée, la poursuite contre les auteurs et les commanditaires de ces assassinats et de la violence politique ;

– la révision des nominations partisanes de façon à garantir la neutralité de l’Administration, des lieux de cultes, de l’enseignement et des services publics. 

En raison de la situation dans laquelle le gouvernement de la Troïka a laissé le pays, des mesures d’urgence doivent être prises pour créer un climat propice à l’organisation de véritables élections démocratiques. L’instance du dialogue national qui a joué un rôle important dans la réussite de ce tournant doit être maintenue avec un droit de regard sur la politique du gouvernement et sur le processus de transition. 

La vigilance contre les manœuvres d’Ennahdha et de ses appendices, et contre les milices et les réseaux terroristes, doit s’accompagner de la pression de la société civile et des mouvements sociaux sur le gouvernement, afin qu’il respecte les objectifs et les échéances de la fin de la transition, ainsi que sur l’opposition, afin qu’elle retrouve et renforce son unité au sein du Front de salut, de manière à éviter le renouvellement du scénario du 23 octobre 2011.

C.F. 

 

Related posts

Affaire du complot contre la sûreté de l’État : Unimed réagit au jugement contre Ridha Charfeddine

Rencontre avec le metteur en scène Moez Gdiri :  « L’adaptation du théâtre européen nous a éloignés de notre réalité tunisienne »

Charles-Nicolle : première kératoplastie endothéliale ultra-mince en Tunisie