Il y a de cela trois mois, le patron d’un cabinet d’ingénierie spécialisé dans les structures en béton armé, a engagé le dénommé Selim, un habitant de Douz, suite à une annonce que ce dernier avait passée dans La Presse. Après deux ou trois entretiens qui ont obligé Selim à se déplacer de la porte du Sahara à Tunis pour passer deux ou trois jours dans la capitale, son futur chef Samir l’a appelé presque tous les jours pour lui demander conseil comme s’il travaillait déjà sous ses ordres ; il lui faisait miroiter une carrière fulgurante et l’accès à des responsabilités plus importantes, même hors de la Tunisie, dans les pays du Golfe. Selim n’a pas douté un instant de la bonne foi de ce monsieur ; il a seulement souhaité disposer d’un ou deux mois avant de commencer ; le temps de régler ses affaires à Douz, sa ville natale où il s’était installé après de brillantes études en génie civil en Suède. Il n’a pas demandé non plus à Samir un contrat, même temporaire, pour assurer ses arrières.
Ce que Selim a fait, suite à cet engagement est d’une sottise monumentale. Il a divorcé de sa femme qui ne voulait pas aller vivre en ville ni quitter Douz ; il a vendu sa maison et ses meubles. Il a cédé à ses frères ses parts dans un hôtel qui ne tourne pas mal, malgré la sombre situation touristique. Il s’est brouillé avec ses parents qui désapprouvent ses agissements.
Ce jeudi, il était enfin prêt à voyager en capitale pour s’y installer ; il avait réservé une chambre d’hôtel, le temps de trouver rapidement un appartement, comme lui a assuré Samir. Tout semblait dans l’ordre, quoique depuis deux jours, il n’a reçu aucun appel de Samir pour fixer le rendez-vous du lendemain qui devait sceller leur collaboration. Il a aussi essayé de le joindre, mais Samir n’a pas répondu à ses appels. Il emprunta le portable de son ami, le vieux Rachid qui est venu boire avec lui un café d’adieu ; il appela Samir qui lui apprit très froidement, après un long silence, que malheureusement le poste n’était plus vacant.
Rachid, retraité depuis bientôt dix ans, a vécu la moitié de sa vie à Paris et connaissait mieux le quartier latin que la ville de Douz. Il se retrouva soudain avec un Selim abattu, accablé par ce qui lui arrive, un homme désespéré. Il le laissa se libérer de ses tensions en vitupérant contre le mensonge, la traîtrise et la supercherie. Selim méditait tantôt en silence, tantôt à voix haute. D’où vient cette facilité à mentir ? Se demandait-il. Est-ce un mécanisme de défense dans un contexte opaque et irrationnel où le mensonge est fortune comme dit un dicton populaire ? Est-ce lié, chez les plus faibles, à l’esprit de débrouillardise, à la contrainte de se tirer d’affaire lorsqu’il y va du gagne-pain ou de l’instinct de survie ? Pourquoi le mensonge trouve-t-il sa vocation au cœur de notre système de valeurs et comment une société, gangrénée par le mensonge, peut-elle évoluer ? Comment pouvons-nous gérer nos rapports dans cette culture de contre-vérités, reconnaître notre attachement aux autres, à la justice et aux valeurs humaines et spirituelles ?
Selim conclut que, sans doute, il en a toujours été ainsi. Elevés au servilisme, maintenu à genoux depuis des millénaires, nous n’avons jamais su nous tirer d’affaire, autrement que par le mensonge.
En levant la tête sur la grande rue de Douz, Selim voyait les habitants de la ville comme il ne les a jamais vus auparavant ; ils déambulaient sans savoir quoi faire de leurs bras et de leurs têtes ; il voyait aussi le ciel comme un trou bleuté et blafard.
Lorsqu’il saisit que son ami gesticulait tout seul, mimant sans parler ce qui lui traversait l’esprit, Rachid eut peur pour sa santé mentale et pensa qu’il était temps de réagir. En guise de consolation, il lui dit qu’il est encore temps de récupérer sa femme et ses biens, de se réconcilier avec la famille ; il commença à lui inventer des ajustements pour mieux convaincre les siens de sa bonne foi, des mensonges pour arrondir les angles et se sortir d’affaire. Selim se défendit d’avoir recours aux mêmes subterfuges dont il vient d’être victime et qu’il vient de dénoncer. Rachid ne sut quoi répondre. Il hasarda quelques propos dont il n’était pas tout à fait sûr : les mensonges sont là parce qu’on veut bien y croire, lui dit-il ; peu de gens sont dupes mais tout le monde s’arrange avec le mensonge, pour avoir la paix, et parfois pour éviter le pire.
Selim objecte avec des observations pertinentes sur les troubles de la personnalité et du comportement du Tunisien, ruminant ses regrets d’être rentré au pays. Rachid rétorque ironiquement qu’il aurait dû faire des études de psychologie ou de sociologie : tu nous aurais ainsi livré des clefs pour l’accès aux mystères de notre peuple. Il ajoute, pour détendre un peu l’atmosphère : tu n’aurais jamais dû aller en Suède, c’est un pays trop comme il faut. Regarde la France, là-bas on ment autant qu’en Tunisie. Au cours de mes années d’études, il y avait un candidat à la présidence de la République qui s’était engagé, en cas d’élection, à prolonger le Boul’Mich’ jusqu’à la mer, dans les deux sens, et à ramener la grossesse des femmes de neuf à sept mois.
Et beaucoup le croyaient.
Selim n’était pas d’humeur à rire. Son esprit tournait le film de l’inconnu et il se voyait faire un esclandre dans le somptueux bureau de Samir. Il était incapable de violences et imaginait Samir gêné, se dérober à son regard méprisant, se gratter le front et les joues, se toucher les lèvres, raconter que sa société battait de l’aile et qu’il était tellement dans la dèche qu’il s’était accroché à lui comme à une dernière bouée de sauvetage… Qu’entre-temps, il s’était rendu compte qu’il n’avait même pas de quoi lui payer un premier salaire. Il lui demandait s’il ne voulait pas s’associer à lui. Selim le regardait avec un mépris que Samir a dû ressentir et qu’il a voulu repousser en bredouillant que Dieu est plus fort. Il égrena d’autres adages et sagesses désossés destinés à supporter les coups durs.
Rachid, le voyant soliloquer, le sort de ses méditations, en lui rappelant que le désert a enfanté les plus grands mensonges de l’histoire. Il lui narre dans la foulée quelques contes du désert et l’attention de Selim est captée par l’histoire de cet homme qui fait la sieste, dans l’oasis, sous le palmier. Importuné dans son repos par les enfants qui jouent à proximité, il les informe, pour se débarrasser d’eux, que dans l’oasis la plus proche, on distribue gratuitement des friandises. Ne voyant pas les enfants revenir, il se dit : et si c’était vrai qu’on offre des friandises à côté, pourquoi n’en profiterai-je pas aussi et il se précipite dans la direction indiquée fallacieusement aux enfants. Voyant l’intérêt soudain de Selim pour ce nécessiteux qui croit, comme au mirage, à ses propres menteries, Rachid continue sur la lancée : cet autre homme se baisse pour vider le sable de ses babouches, lorsqu’il se lève, il découvre derrière lui une file de personnes. Les hommes qui se placent derrière lui, ont pensé, l’un après l’autre, qu’une file d’attente ne pouvait que présager de quelque charité. L’homme finit par se dire : si les gens font la queue, c’est que quelque chose va être distribuée et dans ce cas je suis trop bien placé pour perdre mon rang.
Selim esquissa enfin un sourire ; encouragé par le cours agréable et inattendu de la conversation et par les arguments lénifiants de Rachid, il imagina qu’il n’a jamais quitté sa femme, ni vendu ses biens, et s’achemina vers la maison de sa famille puis vers celle de son oncle et beau père pour rendre visite à sa femme. Il fut étonné de voir que tout le monde l’attendait comme si de rien était.
Par Lotfi Essid