La ville intelligente et l’accélération technologique : allez-vous résoudre vos problèmes de ville ou on s’en occupe ? 

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Capteurs aux coins des rues, intelligence artificielle aux commandes du trafic, applications mobiles pour chaque besoin urbain… La « ville intelligente » s’est imposée en quelques années comme un mot d’ordre planétaire. Au point qu’en 2017, certains prédisaient que 50 000 villes et communes dans le monde embrasseraient ce concept avant 2020. L’accélération technologique – du smartphone omniprésent à l’Internet des objets en passant par le big data – a nourri l’espoir que nos cités pourraient devenir plus efficaces, plus sûres, plus “smart” simplement en injectant toujours plus de technologie dans leur fonctionnement.

Les métropoles de la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord) n’échappent pas à cette tendance. Dubaï et Abou Dhabi, par exemple, figurent aujourd’hui dans le top 20 des villes intelligentes mondiales selon le Smart City Index 2023​. Les Émirats arabes unis ont multiplié les initiatives high-tech pour y parvenir, du programme « Happiness Agenda » visant à mesurer et accroître le bonheur des habitants, à la stratégie « Dubai Paperless » qui a dématérialisé 100% des démarches administratives​. Ces efforts, combinés à une politique de données ouvertes via la plateforme Dubai Pulse, visent un objectif clair : améliorer concrètement la vie des citoyens (services plus pratiques, inclusion accrue, qualité de vie et satisfaction en hausse) en exploitant le potentiel du numérique​.

Cette vague smart city touche aussi l’Arabie saoudite et l’Égypte. Riyad, la capitale saoudienne, s’est dotée d’une Autorité des données et de l’IA (SDAIA) et a même accueilli en 2024 le premier Global Smart City Forum, réunissant des experts du monde entier pour façonner le futur urbain. Le gouvernement saoudien affiche l’ambition de hisser dix de ses villes parmi les 50 plus intelligentes du globe, en misant sur une gouvernance efficace, la durabilité et surtout l’engagement des résidents pour satisfaire leurs besoins et améliorer leur bien-être. Dans cette optique, le Royaume a investit dans des jumeaux numériques – des copies virtuelles des villes – afin de simuler les politiques urbaines et les situations d’urgence, et de favoriser la co-conception des espaces urbains entre autorités et habitants.

Même Le Caire se rêve en smart city. Plutôt que de rénover entièrement la mégapole existante, les autorités égyptiennes ont lancé la construction d’une Nouvelle Capitale Administrative ultramoderne en plein désert, présentée comme une cité high-tech modèle. La promesse officielle ? Rien de moins que « résoudre les défis urbains séculaires du Caire » et offrir une « renaissance urbaine complète » au pays​. Capteurs, gestion numérique des services, bâtiments connectés… L’État égyptien veut faire de ce projet pharaonique (bientôt doté d’un nom, peut-être Nouvelle Al-Qahira) la vitrine de sa « nouvelle république » innovante.

L’engouement est donc réel, porté par un techno-optimisme parfois un peu magique. Mais derrière les plans marketing des salons technologiques, une question résonne : ces villes bardées de capteurs et dopées à l’Intelligence Artificielle (IA) sont-elles vraiment plus intelligentes – c’est-à-dire plus aptes à résoudre vos problèmes quotidiens des citadins ? Ou bien risquent-elles d’être des coquilles vides ultra-connectées, déconnectées justement des réalités du terrain ?

Le mirage technologique : promesse vs réalité

À entendre certaines entreprises technologiques, il suffirait d’équiper la ville de la dernière plateforme numérique pour qu’enfin disparaissent les bouchons, la pollution, l’insécurité ou les inégalités. La réalité est plus complexe. La plupart des villes qu’on qualifie d’intelligentes ne le sont pas suffisamment, avertit la sociologue Saskia Sassen, «car les fonctionnalités numériques embarquées reposent sur un contrôle beaucoup trop centralisé, trop souvent aux mains des entreprises privées qui ont vendu la technologie à la ville ». Autrement dit, de nombreuses « smart cities » actuelles se contentent d’empiler des solutions clé-en-main fournies par de grands groupes technologiques, sans changer grand-chose aux approches de fond. Cela peut conduire à une dépendance vis-à-vis d’intérêts privés et à une gestion technocratique, loin de la transparence et de la participation citoyenne.

Un danger sous-jacent du tout-technologique, c’est en effet de confisquer un peu plus la ville aux citoyens au profit de ceux qui contrôlent les données. À Toronto, le projet de quartier intelligent confié un temps à Google (Sidewalk Labs) a suscité une levée de boucliers : qui fixerait les règles de cette « ville automatisée » une fois l’espace urbain privatisé par une plateforme numérique géante ? Ce type de dérive guette partout si l’on n’y prend garde. En France, lors de l’expérimentation d’un observatoire urbain à Nice piloté par des opérateurs privés, des experts ont alerté : tel qu’annoncé sans débat public et confié à Engie et IBM, le dispositif semblait s’orienter davantage vers un outil de marketing, voire un instrument de surveillance, que vers un système d’émancipation de la cité. Le risque, c’est donc la ville moucharde : une ville truffée de capteurs qui collectent en permanence des données sur nos déplacements, notre consommation, nos comportements, sans garantie d’amélioration tangible de notre vie quotidienne en échange. La technologie peut alors se transformer en outil de contrôle, quand elle n’est pas suffisamment encadrée par le débat démocratique et l’intérêt général.

Par ailleurs, l’obsession du high-tech peut conduire à louper la cible des vrais problèmes. Installer des bornes Wi-Fi dans toute la ville ou des lampadaires connectés n’aura qu’un impact limité si, pendant ce temps, les transports publics restent vétustes ou le logement inaccessible. Or, trop souvent, la démarche smart city a été lancée d’en-haut, guidée par l’offre technologique plus que par les besoins du terrain. « À son origine, la Smart City a privilégié l’offre technologique plutôt que la demande, sans suffisamment considérer les vrais besoins quotidiens des gens », rappelle Borhène Dhaouadi, président de l’Association Tunisian Smart Cities​. On a parfois conçu une « ville logarithmique », supervisée par des centres de données et des algorithmes, en pensant que multiplier les capteurs suffirait à la rendre intelligente​. Mais « on ne mesure pas le niveau de “smartisation” d’une ville au nombre de capteurs au km² installés » comme le disait si bien mon ami Borhène Dhaouadi – comprenez : ce n’est pas la débauche de gadgets qui fait l’intelligence d’une ville durable.

Notons que le doute gagne même les promoteurs de la smart city de première génération. À Dubaï, championne du numérique urbain, on commence à mesurer que la technologie n’est pas une fin en soi. La ville a certes un des réseaux de caméras de surveillance les plus denses et sophistiqués au monde, une police équipée de drones et d’algorithmes prédictifs, des services publics 100% en ligne… Mais cela ne suffit pas à faire une cité idéale. L’identité urbaine tend à s’uniformiser sous la pression des mêmes solutions techniques partout déployées, note-t-on, et la vie urbaine doit rester plus que jamais humaine. En 2020, en pleine pandémie, Dubaï a réorienté ses programmes en parlant de résilience communautaire et de bien-être, reconnaissant implicitement que la finalité n’était pas d’avoir la ville la plus branchée, mais la plus vivable pour ses habitants.

Dubaï, Riyad, Le Caire : entre vitrines high-tech et angles morts

Chaque ville de la région MENA qui s’engouffre dans la smart city suit sa propre trajectoire, avec ses réussites et ses écueils. Dubaï, souvent citée en modèle, a indéniablement amélioré nombre de services urbains via le numérique. Le paiement des factures, la réservation d’un taxi ou le renouvellement de documents officiels se font en quelques clics sur une appli unique, ce qui évite de longs déplacements et files d’attente. La stratégie « Dubai Paperless » a éliminé le papier dans l’administration, permettant d’économiser du temps et des tonnes de papier​. Le Happiness Agenda, en recueillant systématiquement le feedback des usagers sur les services municipaux, a conduit la ville à ajuster ses politiques pour maximiser la satisfaction – un indicateur inhabituel, mais au cœur d’une approche déclarée citizen-centric. Ces efforts expliquent que Dubaï soit perçue comme l’une des villes les plus « intelligentes » du monde​, non seulement parce qu’elle déploie beaucoup de technologies, mais parce qu’elle s’efforce d’aligner celles-ci sur le bien-être de la population (du moins d’une grande partie de celle-ci).

Cependant, Dubaï n’est pas exempte de critiques. Son modèle reste très top-down : la vision vient du gouvernement et de la haute hiérarchie, les habitants n’ont pas vraiment voix au chapitre sur les orientations stratégiques. La participation citoyenne y est encadrée et limitée. De plus, la surveillance omniprésente interroge les défenseurs des libertés individuelles : vouloir la ville la plus sûre du monde ne doit pas conduire à une ville où chacun se sent épié en permanence. Là encore, tout est question d’équilibre entre l’efficacité technologique et les droits des citoyens.

En Arabie saoudite, l’approche de Riyad et des autres métropoles est également instructive. Le Royaume, par son programme Vision 2030, investit massivement dans les infrastructures connectées. Quatre villes saoudiennes (Riyad, Jeddah, Médine et La Mecque) ont récemment intégré l’IMD Smart City Index, signe d’une progression rapide​. Le ministre Majid Al-Hogail l’a affirmé : il s’agit de combiner gouvernance, durabilité et implication des habitants pour améliorer réellement la vie urbaine. Concrètement, Riyad développe des plateformes participatives où les citoyens peuvent signaler des problèmes ou donner leur avis sur des projets locaux. Surtout, le recours aux jumeaux numériques devrait permettre de tester avec les résidents différentes configurations de quartiers ou de plans d’urgence, et d’ajuster en fonction de leurs retours. La réussite dépendra de la volonté d’ouvrir le processus de décision. Si la collaboration citoyens-autorités reste un slogan sans réel partage de pouvoir, les belles annonces resteront lettres mortes. Mais si Riyad parvient à réellement co-construire certaines politiques (par exemple, co-définir les aménagements des nouveaux espaces publics via des consultations en réalité virtuelle, ou décider avec les riverains des solutions pour réduire la congestion routière), alors la technologie jouera pleinement son rôle d’outil au service du collectif.

En Egypte, la Nouvelle Capitale Administrative, à une cinquantaine de kilomètres du Caire, est vendue comme une ville ultra-connectée, verte, sans embouteillages – bref le contre-modèle du vieux Caire chaotique. On y promet des bus électriques autonomes, un réseau 5G couvrant toute la zone, des systèmes de sécurité dernier cri. Pourtant, de nombreux Cairotes voient surtout dans ce projet une échappatoire pour les élites, qui pourront s’isoler dans une bulle high-tech loin des problèmes de la capitale historique. Ils notent que les milliards investis dans ces bâtiments intelligents auraient peut-être eu un impact plus immédiat s’ils avaient servi à moderniser les infrastructures existantes du Caire (métro, égouts, hôpitaux…). Le gouvernement assure que la nouvelle ville va désengorger Le Caire et servir de laboratoire pour des solutions qui bénéficieront à tous. Mais en attendant, l’ancienne métropole continue de grossir et d’attendre des réponses. Le risque est de voir coexister deux mondes urbains parallèles : l’un, flambant neuf et régulé par les datas, réservé à une classe moyenne et supérieure ; l’autre, vétuste et informel, où vit la majorité. C’est pourquoi des voix s’élèvent pour réclamer que l’on applique les principes smart d’abord aux quartiers populaires : par exemple en déployant des capteurs de pollution de l’air dans les zones industrielles pour agir sur la santé publique, ou en utilisant les données de mobilité des téléphones pour améliorer concrètement le réseau de bus du Grand Caire.

Vers une ville socialement intelligente, centrée sur ses citoyens

Face aux limites des approches techno-centrées, une nouvelle vision émerge : celle de la « ville socialement intelligente », où la technologie n’est plus qu’un moyen et où l’intelligence principale réside dans les personnes et les collectifs. Plutôt que de considérer les habitants comme de simples usagers de services optimisés, cette approche les envisage en co-constructeurs de la ville de demain. Pour mesurer une ville intelligente, il faut prendre en considération tous les besoins et spécificités du territoire pour mettre la technologie au service des nouveaux usages, ce qui permet de répondre avant tout aux problématiques urbaines et aux attentes des habitants. Cela suppose une réflexion collective cohérente et constructive, intégrant le long terme, en mettant les intérêts du citoyen au premier plan. En clair, la démarche smart city doit partir des problèmes concrets à résoudre et des idées locales, puis chercher quelles solutions (numériques ou non) y répondent le mieux.

Concrètement, comment bâtir une telle ville intelligente et citoyenne ? D’abord en partant des besoins de la population. Cela paraît évident, mais c’est un changement culturel majeur : il s’agit d’écouter les préoccupations exprimées par les habitants, de repérer les vrais irritants du quotidien (du trou dans la chaussée au manque d’espaces verts) et de co-définir les priorités avec eux. Plusieurs villes dans le monde ont mis en place des plateformes participatives où chacun peut signaler un problème de quartier ou proposer une idée d’amélioration – c’est une première étape précieuse. Ensuite, vient le temps de la co-création des solutions. Des dispositifs innovants comme les hackathons urbains (marathons de programmation collaborative) permettent par exemple de mobiliser développeurs, associations, étudiants et citoyens volontaires pour inventer ensemble des applications ou des services répondant à un besoin local (application de covoiturage de quartier, outil de suivi en temps réel de la qualité de l’air, etc.).

La démocratie participative offre également tout un panel d’outils pour impliquer les citadins. Que ce soit via des plateformes de consultation en ligne, des budgets participatifs qui permettent aux résidents de décider de l’affectation d’une partie des dépenses, ou encore du crowdfunding citoyen pour financer des micro-projets, ces mécanismes facilitent l’appropriation des projets par les citoyens​. Ainsi, les habitants ne sont plus de simples consommateurs passifs de la ville intelligente, ils en deviennent des acteurs à part entière. La meilleure façon d’accepter un projet, c’est d’y participer en se sentant utile – on ne saurait mieux dire. Une ville socialement intelligente mise donc sur la concertation, la pédagogie et la transparence à chaque étape pour garantir que les innovations technologiques seront comprises et adoptées, plutôt qu’imposées et rejetées.

Des embryons de cette philosophie voient le jour dans la région. En Tunisie, l’initiative Tunisian Smart Cities s’est développée comme un mouvement citoyen avant tout. « Cette initiative citoyenne, c’est à la fois une vision, un cadre méthodologique, un think tank d’incubation de projets… un savoir-faire capable de convertir la volonté politique en résultats opérationnels au profit des concitoyens. Dans une dizaine de villes tunisiennes, des ateliers participatifs ont permis de définir une vision locale de la ville intelligente, axée sur le patrimoine, le tourisme durable ou la gestion des déchets selon les contextes, avec l’accompagnement d’experts mais surtout l’implication des associations et habitants. On voit émerger ainsi une “intelligence collective” locale, qui utilise les outils numériques (applications mobiles, SIG, etc.) non pas pour le plaisir d’être à la pointe, mais pour résoudre des problèmes bien identifiés (fluidifier la circulation autour d’un marché populaire, numériser les procédures administratives compliquées pour faciliter la vie des usagers, etc.).

Il ne s’agit pas d’opposer technologie et social, bien au contraire. Une ville socialement intelligente tire parti des avancées technologiques – et Dieu sait que l’accélération est rapide en la matière – mais en veillant à garder le cap sur l’humain. Par exemple, l’intelligence artificielle peut aider à mieux allouer les bus aux heures de pointe, mais la décision de créer une nouvelle ligne de transport doit venir d’une demande citoyenne clairement exprimée et d’une décision politique assumée, pas d’un algorithme opaque. De même, les données massives peuvent révéler des tendances (d’où viennent les usagers d’un parc, quels quartiers manquent de pharmacies…), mais l’interprétation de ces données pour en faire des projets concrets doit être partagée avec les communautés concernées.

En somme, « ville intelligente » ne doit plus rimer avec gadgets technologiques, mais avec intelligence collective. L’urgence climatique, les transitions énergétiques et démographiques, les défis de l’inclusion sociale nécessitent des réponses systémiques où la technologie aura sa place, mais pas toute la place. La ville de demain sera intelligente par les solutions qu’elle mettra en œuvre, mais surtout par la manière dont elle les mettra en œuvre – avec ses citoyens, et non sans ou contre eux. C’est tout le sens de cette question provocatrice : « Vous allez résoudre vos problèmes de ville ou on s’en occupe ? » Si les décideurs locaux, les urbanistes, les entreprises et les habitants travaillent main dans la main pour identifier les problèmes et tester ensemble des solutions, alors nous, collectivement, « nous en occuperons » au mieux. En revanche, si on laisse des intérêts particuliers ou une foi aveugle dans la technologie décider à notre place, la ville intelligente pourrait bien ne pas l’être tant que ça – et nos problèmes de ville, eux, resteraient entiers.

En définitive, l’accélération technologique est une formidable opportunité pour nos cités, à condition de reprendre la main dessus. Une ville véritablement intelligente ne se décrète pas du haut d’une tour de contrôle numérique; elle se construit patiemment, en impliquant toutes ses forces vives. C’est une ville qui sait tirer parti des capteurs et des algorithmes, mais sans jamais perdre de vue que sa finalité est de servir une communauté humaine, avec ses aspirations, ses valeurs et son intelligence propre. Ni fantasme technologique ni retour en arrière, la ville intelligente et sociale serait en quelque sorte la réponse à notre question initiale : plutôt que d’attendre qu’un prestataire « s’en occupe » à sa manière, c’est ensemble – pouvoirs publics, entreprises, citoyens – que nous résoudrons, intelligemment, nos problèmes de ville.

Sources :

​Saskia Sassen, interview La Gazette des communes, 2016

​Shameel Muhammed, Economy Middle East, 2023​

​Elias Al Helou, Economy Middle East, 2024​

​Mennatullah Hendawy et Zainab Al Mansour, ACRP, 2023

Rowaq Arabi, 2024 (nouvelle capitale égyptienne)​

 

 

 

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