La modernisation en Tunisie, preuves historiques à l’appui, n’est pas née en 1956, date de l’indépendance et de la naissance de l’État national. Elle est depuis presque deux siècles, consubstantielle à notre pays, où le pouvoir central a toujours veillé à imposer ses règles à la religion et ses édifices, sans oublier de les surveiller comme le lait sur le feu. La vocation première d’un Etat est de protéger ses citoyens, à commencer par les plus jeunes, non seulement des risques qu’ils encourent, mais de tout ce qui, de près ou de loin, est dangereux et destructif. Y a-t-il, après deux siècles de modernisation, un islam sunnite modéré en Tunisie ? Sans doute, mais force est de constater qu’il est devenu, depuis dix ans, troué de partout par le salafisme, les Frères musulmans, l’islam politique et leurs cousins djihadistes, tous hostiles à la modernité, que les gouvernements successifs ont laissé proliférer avec une complaisance insane depuis le 14 janvier 2011 et tout ce qui a structuré les générations de l’État national moderne est en train de voler en éclats. Les vessies deviennent des lanternes et les fondamentalistes Frères musulmans n’ont pas raté l’occasion en inaugurant à Tunis une section de la fameuse «Union des oulémas musulmans ». Face à ce grand danger les « modernistes » se sont encore couchés devant les islamistes radicaux. Comment s’étonner si, de démission en démission de ce genre, notre société devient de plus en plus radicalisée. Kafka, en son temps, avait décrit de manière sidérante la violence, « administrée » par les plus avilissantes entreprises de haine conçues par les extrémistes. Où sont les voix de la raison, les partis et les associations de lutte contre l’extrémisme et l’intolérance ? À de rares exceptions près, ils brillent hélas par leur absence. Pire, certains d’entre eux ont même sommé les sit-inneurs conduits par Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre, d’abandonner ce combat ! Nous y voilà : dans un pays confronté à des choix existentiels les « modernistes pétitionnaires » semblent vouloir museler les modernistes actifs. Eh bien non, le pire n’est jamais certain. Malgré bien des vents contraires, les affres de l’extrémisme, la vague populiste qui n’en finit pas de gagner du terrain et l’impuissance de ceux que le grand poète français René Char nommait les « désenchantés silencieux », les sit-inneurs donnent une véritable raison d’espérer : envers et contre tout, une poussée moderniste a jailli. Tout cela n’est certes qu’un frémissement. Mais pourquoi se priver d’espérer ? Camus disait qu’ « on ne pouvait pas à la fois être progressiste et avoir la peur qui conduit au renoncement ». L’action protestataire offre plus de perspectives – y compris pour renforcer la liberté d’expression – et l’on peut tout de même espérer atteindre le but sans mettre au piquet la démocratie. À Flaubert affirmant qu’ « on ne peut penser qu’assis », Nietzsche répondit : «Voilà par excellence le péché contre l’esprit ! Seules les pensées qu’on a en marchant valent quelque chose ». Non, ce n’est ni une lubie libertaire, ni un rêve de peuple déjanté, ni un fantasme de «révolutionnaire» en mal de reconnaissance, mais dans un pays où règnent les carnivores, les patriotes modernistes ne doivent pas être les derniers des végétariens ! Si plusieurs» modernistes « et « démocrates » ne veulent pas se rallier aux sit-inneurs et préfèrent assister impuissants à la destruction de la société et son ordre moderniste dont ils tirent leurs valeurs, parce qu’ils sont encore obnubilés par le spectre de l’ancien régime, seuls les extrémistes en sortiraient renforcés. C’est le déshonneur d’une « élite » qui a enfoui sa passion de liberté et de modernité. On sait déjà que la prétendue intelligentsia, noyée dans son narcissisme maladif, n’a quasiment plus de repères. Mais n’est-elle pas en train de perdre aussi toutes ses facultés ? C’est le spectacle le plus déprimant qui soit. Dans la Tunisie d’Hannibal, d’Ibn Khaldoun, de Tahar Haddad et de Bourguiba, l›extrémisme ne passera pas !
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