Moins de six mois après l’assassinat lâche du dirigeant Chokri Belaid devenu martyr de la Révolution, la bête immonde vient de frapper de nouveau, en éliminant froidement Mohamed Brahmi, député de la Nation, un homme simple et affable, un père de famille calme et tendre, un fervent croyant qui a accompli par trois fois le rituel du hajj qui respecte à la règle les préceptes de la religion; et un militant sincère qui n’a jamais dévié d’un engagement nationaliste et démocratique.
Un assassinat ignoble et fort en symbole dans la mesure où il a eu lieu au moment où la nation était censée célébrer la fête de la République. Un acte ignominieux qui traduit le peu d’égard que les assassins ont pour le système républicain, pour avoir accompli un acte aussi monstrueux que d’assassiner froidement un représentant du peuple le jour de la célébration de cet évènement fondateur de l’État tunisien.
Cet assassinat contribue à installer un peu plus le monstre de la violence dans le paysage politique tunisien. Une rupture dans la tradition politique tunisienne où la violence et plus particulièrement les assassinats politiques étaient proscrits. Même aux moments les plus noirs de la dictature, une règle non écrite interdisait l’assassinat et en a fait une ligne rouge à ne pas franchir. Le premier assassinat politique remonte à la période coloniale et avait éliminé le grand dirigeant nationaliste Farhat Hached. Cet assassinat loin de l’éliminer de la vie politique en a fait un symbole et une légende et a été à l’origine d’une radicalisation de la lutte anticoloniale et la victoire quelques années plus tard. Du coup, l’acte par lequel on voulait donner la mort à une personne a finalement donné la vie à un peuple.
La violence n’a pas été proscrite du paysage politique tunisien pour autant après l’Indépendance. En effet, après quelques années d’effervescence démocratique, l’État postcolonial s’est rapidement mué en un pouvoir autoritaire et oppressif. La violence s’est invitée sur la scène politique et elle est devenue rapidement l’allié essentiel de l’autoritarisme naissant. La violence avait pour objectif de faire taire les voix dissidentes et d’inscrire la peur et l’effroi dans la vie publique afin de couper court à toutes les tentations de dissidence.
Et, dès le début des années 1960, la première République fera usage de la violence contre les enfants de l’Indépendance qui ne demandaient que le renforcement de l’air de liberté qui avait commencé à flotter sur le pays après le départ des forces coloniales. Ces enfants de l’Indépendance n’avaient de cesse de rappeler aux dirigeants nationalistes que la modernité ne pouvait pas se limiter à la modernisation de l’État et de l’économie. Elle devait aussi assurer à l’individu sa liberté et lui permettre de jouir de la démocratie. Or, peine perdue, les libérateurs se sont rapidement transformés en autocrates autistes aux appels en provenance de la société. Et la violence, la répression et l’emprisonnement sont devenus leurs armes contre l’opposition de gauche dans les années 60 et 70.
Avec le départ du Père de la nation, affaibli par la maladie et par un entourage intrigant, la parenthèse démocratique après le 7 novembre n’a duré que quelques mois avant que l’autoritarisme et la violence ne reprennent leurs droits. La répression va devenir alors plus furieuse et d’une rare cruauté. Elle va s’abattre d’abord avec brutalité sur les forces de l’islam politique devenues les principales forces d’opposition. Plus tard, la bête immonde de la répression et de la violence va s’abattre sur toutes les voix dissidentes sans distinction pour faire ressembler la Tunisie de plus en plus à un goulag méditerranéen. On pouvait sentir dans la brutalité de la répression, la cruauté d’un dictateur et d’un clan incapable de comprendre l’insoumission d’un peuple perçu comme ingrat.
Mais jamais l’assassinat politique planifié et organisé n’a fait partie de la culture politique de l’autoritarisme et de nos dictatures à la sauce méditerranéenne. Au contraire, on avait l’impression qu’il s’agissait d’une ligne rouge que même le dictateur dans sa superbe et au cours de ses moments de gloire, n’a jamais envisagé de franchir. Cette situation a fait de la Tunisie un cas très singulier. Car rappelons-nous que l’assassinat politique et l’élimination physique des opposants politiques ont toujours fait partie de l’arsenal répressif des régimes dictatoriaux. En Amérique latine et durant les années de plomb, l’élimination des opposants a été utilisée à grande échelle comme c’était le cas de l’opération Condor où des opposants politiques ont été jetés à la mer à partir d’hélicoptères sans oublier les milliers d’assassinats dans les geôles et les prisons qui hantent jusqu’ à aujourd’hui la mémoire de cette région.
Mais, proche de nous, la culture de l’assassinat n’est pas étrangère au monde arabe. Ainsi, les régimes du Baath en Syrie comme en Irak ou le régime déchu de Ghaddafi en Libye et bien d’autres régimes arabes ont utilisé cette arme terrible contre les opposants et parfois contre des citoyens normaux dont le seul crime a été de ne pas mettre beaucoup de zèle dans la défense des régimes dictatoriaux. Des liquidations qui ne se limitaient aux frontières nationales mais touchaient aussi les opposants à l’étranger.
La Tunisie est restée étrangère à cette tradition de l’assassinat durant toute son histoire politique contemporaine. Mais cette singularité est en train de disparaitre avec trois assassinats en quelques mois. De Lotfi Naguedh, à Chokri Belaid, puis Mohamed Brahmi, c’est la spécificité de la culture politique tunisienne qui est en train de disparaitre en s’ouvrant à celle de l’assassinat politique et des éliminations physiques. Cette voie est dangereuse et d’une gravité sans précédent dans la mesure où elle introduit l’effroi et la peur dans le champ politique et par conséquent risque de faire échouer la démocratie naissante.
Il est aujourd’hui de notre devoir de nous opposer à ce qui ressemble à un début de descente aux enfers. La lutte contre les assassinats et les éliminations politiques passent par deux conditions essentielles. La première est sécuritaire et concerne la détermination du gouvernement à lutter contre ce fléau. Il faut que l’effroi change de camp et que tous ceux qui osent passer le pas, sachent qu’ils seront démasqués très vite et qu’ils passeront le restant de leurs jours en prison. Cette détermination pourrait en dissuader plus d’un. La seconde est politique et consiste à proscrire le langage de la violence et de l’assassinat, du discours politique et à exclure du paysage politique tous ceux qui y font référence.
Au-delà des différences, gardons la singularité de la tradition politique tunisienne en proscrivant ce fléau ignoble de l’assassinat politique. Ceci passe plus que jamais par une détermination sécuritaire et un engament politique contre cette bête immonde.