Les Tunisiens l’ont connu à travers ses interventions à la télévision et à l’ANC. Ils en gardent l’image d’un homme souriant, chaleureux et courageux qui n’hésitait pas à dénoncer les abus d’Ennahdha au sein de l’Assemblée et dans la vie politique en général. Retour sur le parcours d’un martyr de la liberté.
Né le 15 mai 1955 dans le village d’Ouled Brahim, à 25 km de Sidi Bouzid, Mohamed Brahmi était un homme très attaché aux valeurs du nationalisme arabe. Fasciné comme beaucoup de jeunes de sa génération par le personnage charismatique de Jamal Abdel Nasser, il s’est impliqué très tôt dans le mouvement nationaliste arabe, pronassérien.
Après des études primaires et secondaires à Gafsa puis à Bizerte, il a intégré l’Institut supérieur de gestion où il était très actif au sein du Mouvement des étudiants arabes progressistes dont il fut l’un des fondateurs.
Figure-clé du mouvement nationaliste arabe
Obtenant son diplôme en comptabilité en 1982, Brahmi a enseigné l’économie et la gestion pendant deux ans au lycée technique de Menzel Bouguiba, sans arrêter son activité politique. C’est dans ces circonstances que l’a rencontré Samir Cheffi, Secrétaire général adjoint de l’UGTT. «À À l’époque, en 1983, j’étais technicien supérieur à la SONEDE et j’avais découvert un homme de principes, patient et humaniste». Les deux hommes ont collaboré au sein de la Centrale syndicale, puisque Brahmi est avant tout un syndicaliste qui a été, pendant deux mandats, le Secrétaire général adjoint de l’Agence foncière de l’habitat, où il a travaillé de 1985 à 1993.
Malgré ses engagements professionnels, Brahmi continuait à diffuser les idées du courant nassérien au sein de l’université. «Il venait nous voir et tenait des réunions avec les étudiants», affirme l’avocat, Khaled Aouiniya, originaire, lui aussi de Sidi Bouzid. «J’étais en première année de Droit au début des années 90 et je le voyais comme un grand leader», poursuit-il. Il a eu ensuite l’occasion de connaître le défunt de plus près puisque ce dernier a épousé sa sœur : «J’ai découvert un homme cultivé, patient, très à l’écoute des autres et qui n’intervenait que quand il fallait». Avec lui, Il a vécu la dure expérience de la guerre en Irak en 1991, laquelle fut un coup dur pour tout le courant nationaliste en Tunisie. Juste après, Brahmi est parti travailler en Arabie saoudite en 1994 comme auditeur au sein de l’Agence de coopération technique. À son retour au pays, en 2002, il a repris son activité politique dans une tentative de faire revivre le courant nationaliste. Brahmi a commencé alors par reprendre contact avec ses anciens compagnons et à chercher de nouveaux adhérents à ses idées, en sillonnant la Tunisie: Gabes, Kasserine, le Kef, Medenine, Sidi Bouzid, Tunis… Un effort qui s’est soldé par la création, en 2005, du Mouvement unioniste nassérien, lequel a publié son premier communiqué à l’occasion de la visite prévue d’Ariel Sharon à Tunis. «Brahmi se déplaçait beaucoup dans les régions et aimait parler avec les gens. Il était infatigable», souligne Mme Aouiniya. Il soutenait la cause des pauvres gens. En témoigne ses participations aux sit-ins des agriculteurs dans le gouvernorat de Sidi Bouzid.
Rôle capital au début de la Révolution à Sidi Bouzid
Avec le déclenchement de la Révolution le 17 décembre, Mohamed Brahmi était parmi les leaders politiques qui ont permis à la vague de colère des habitants de Sidi Bouzid de se transformer en un soulèvement populaire d’envergure. «Le Mouvement des unionistes nassériens a tenu une réunion secrète le 18 décembre dans un cimetière à Sidi Ali Ben Oun (gouvernorat de Sidi Bouzid) pour donner de l’ampleur à l’acte de Bouazizi et le médiatiser à l’échelle nationale et internationale. C’est pour cela que nous avons décidé de former trois groupes combattants : les «cubistes», le dragon de la nuit» et «B19» pour entrer en confrontation avec les forces de l’ordre et faire en sorte que le soulèvement continue», souligne Adel Zraibiya, membre du bureau exécutif du Courant populaire et ancien membre du Mouvement unioniste nassérien. Il précise que Mohamed Brahmi était celui qui organisait toutes les actions, à partir de sa maison à Al Ghazala, devenue QG du mouvement et du Comité de Soutien à Sidi Bouzid qu’il avait fondé le 22 décembre 2010.
Brahmi croyait dur comme fer à la fin du régime Ben Ali dès les premiers jours de la Révolution. «Je l’avais rencontré une semaine après le déclenchement des évènements à Sidi Bouzid et il m’avait dit «Ben Ali ne tiendra pas». Je lui ai répondu qu’il rêvait, mais il a insisté sur sa position», raconte Samir Cheffi.
Après la Chute de Ben Ali, Brahmi a été actif durant les sit-in de la Kasba 1 et 2 et croyait réellement à un avenir radieux pour la Tunisie, en la dotant d’une nouvelle Constitution qui permettrait de rompre complètement avec l’ère de la dictature. Il s’est présenté aux élections du 23 octobre 2011. Son mouvement a eu deux sièges à l’Assemblée constituante. «Le résultat l’a choqué. Il ne s’attendait pas à une composition pareille de l’ANC, surtout suite à une Révolution», indique Khaled Aouiniya.
Une voix pour la vérité à l’ANC
En tant que député, il a toujours essayé d’être la voix de la vérité. Dès le début du travail de l’Assemblée, il a dénoncé les tentatives d’Ennahdha et de ses alliés, de mettre la main sur cette institution qui représente la volonté du peuple. Brahmi a toujours refusé que son parti, le Mouvement du peuple, qu’il avait fondé après la Révolution, participe aux gouvernements de Hamadi Jebali et d’Ali Laâridh, considérant qu’ils ne pourraient pas, de par leur composition partisane, sortir le pays de la crise. Il était connu pour ses positions très critiques vis-à-vis d’Ennahdha, dénonçant à chaque fois son côté hégémonique et antidémocratique.
Il n’a pas hésité à entrer dans une grève de la faim, en octobre 2012, avec un autre député de l’ANC, Ahmed Khaskoussi, et ce, pour dénoncer la vague d’arrestations de citoyens du gouvernorat de Sidi Bouzid qui étaient sortis manifester contre la dégradation de leurs conditions sociales. La grève avait duré trois semaines, durant lesquelles Brahmi a tenu bon, toujours le sourire aux lèvres.
Très attentif à ce qui se passe dans la scène politique et refusant la bipolarisation Ennahdha/Nidaâ Tounes, Brahmi a fait le choix de rejoindre le Front populaire, en l’annonçant publiquement le 9 avril 2013. Un choix qui n’était pas du goût de plusieurs membres de son parti, plus proches des positions d’Ennahdha. Ces derniers ont déclenché une campagne virulente contre lui. Selon certains membres du Mouvement du peuple, le parti était infiltré par des éléments proches des islamistes, lesquels voulaient le rapprocher de la Troïka.
Devant cette situation, Brahmi, a quitté le parti. «Il aurait pu, en tant que fondateur du Mouvement du peuple et son Secrétaire général, éloigner ces éléments, mais il a préféré partir, lui, avec un groupe de ses amis, non sans une grande tristesse dans le cœur», précise Cheffi. Il a créé, début juillet dernier, le «Courant populaire». Malheureusement, il n’a pas vu voir prospérer ce nouveau-né politique.
Le dernier testament
La chute des Frères musulmans en Égypte lui a donné de l’espoir pour un possible dénouement de la situation en Tunisie. Sa joie était d’autant plus grande qu’à la tête de l’armée égyptienne se trouvait le Général Al-Sissi, un pronassérien pur et dur. Pour Brahmi, c’était comme une revanche pour le courant nationaliste arabe sur le mouvement des Frères, qu’il accusait d’être un allié des sionistes.
Sentant l’approche de la fin du règne d’Ennahdha en Tunisie, il s’apprêtait à présenter sa démission de l’ANC, dont il ne voyait plus l’utilité, après avoir perdu, selon lui, toute légitimité. Ce n’était pas la première fois qu’il cherchait à quitter l’Assemblée, mais «nous lui demandions à chaque fois d’y rester. Car nous avions besoin de lui là-bas pour faire connaitre le courant nassérien», affirme Adel Zraibiya.
La démission de son compagnon à l’ANC, Ahmed Khaskhoussi, l’a décidé à passer à l’acte, mais il n’a pas eu le temps de le faire.
Sa mort a été une grande perte pour sa famille, ses amis du parti et des collègues à l’ANC. Tous le dépeignent comme un homme généreux, altruiste, courageux, profondément croyant et toujours au service des autres.
Sa femme parle d’un père très affectueux envers ses 5 enfants, dont le plus grand a 23 ans et la plus petite, 5 ans. «Il ne leur refusait rien et satisfaisait leurs demandes même les plus capricieuses.»
Ces derniers temps, Brahmi savait qu’il allait mourir et il avait averti ses compagnons dans le parti que la Tunisie était sur le point de connaitre un bain de sang. C’est pour cela qu’il avait laissé un testament à sa fille benjamine «Fidâa» : l’enterrer auprès Chokri Belaïd.
Hanène Zbiss