L’adieu à Lilia Ben Salem: Mémoire chagrine et orpheline

A pas feutrés Lilia Ben Salem, sociologue de la première heure, tire sa révérence à une carrière cinquantenaire. Elle quitte le train de la vie le 27 janvier 2015. C’était hier, c’est loin déjà. Outre les étudiants et les amis ou certains collègues peu épris d’hypocrisie, mais surtout les siens gardent le souvenir de son calme olympien. De son beau visage, aux traits si réguliers, une expression sereine, apaisée, n’émigre jamais. En dépit du regard vivant, présent, attentif, profond la très belle rappelle ces deux vers de Baudelaire : « Je hais le mouvement qui déforme les lignes / Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris » à gorge déployée mais toujours je souris. Après un bref ou long transit sur terre, l’ultime départ barre d’un trait l’ensemble de l’itinéraire. Elle était là, elle n’est plus là, où est-elle ? Dès son apparition, ici-bas, ainsi l’humanité, livrée à elle-même, inventa l’au-delà bien avant l’épisode semi-savant et tardif de la rubrique prophétique. Bien souvent les tenants du sens commun, donnés à voir pour des personnages dérisoires, anticipent les grands noms de l’histoire. Mais c’est là un autre champ d’investigation à revoir. Toutes les fois où le vivant s’en va, d’un seul coup, les encore là debouts évoquent ses faits et gestes égrenés tout au long de sa vie accomplie. Dans l’imaginaire des pas encore sur terre, le repérage de ces jalons successifs comble un manque insoutenable et colmate l’impensable par ses traces, elles indubitables. Car, à l’étage des représentations, l’énonciation des marques léguées aux bientôt suivants, tâche de saturer le vide où la notion de mort,  ce rien, taraude l’esprit humain. Le nom, lui seul, perpétue l’illusion de réunir les moments vécus sur le mode aléatoire et discontinu.

Au seuil du voyage sans retour, de là provient la sensation de n’avoir jamais rien fait. Soudain mille et une activités paraissent n’avoir guère existé. A quoi sert ce qui fut et d’un seul coup disparu. Désabusé Bossuet répétait : « Vanité des vanités et tout est vanité ». Le poète, bien plus romantique mais tout aussi véridique, disait : « Toutes ces choses sont passées comme l’ombre et comme le vent ». Par delà ses mots dits et ses textes écrits, l’amie, depuis les années soixante, m’inspira cette contribution prononcée le 6 mars 2015 à la bibliothèque nationale : « Lilia Ben Salem Tébourbi, Fraj Stambouli, Abdelkader Zghal et moi-même formions la première promotion de sociologues avec Jocelyne Durany et quelques autres dont j’oublie le nom mais partis, depuis, chacun dans son pays. Le professeur George Granaï fut l’introducteur de la sociologie en Tunisie.

Après lui, vint Jean Duvignaud, l’auteur de « Chébika » où l’imagination littéraire l’emporte sur la rigueur de la pratique sociologique.

Lilia, studieuse, réfléchie, et pince-sans-rire ne parlait jamais pour ne rien dire. Entre elle, Jocelyne et moi, c’était l’indéfectible complicité. A trois, nous prenions souvent le TGM pour aller jeter un coup d’œil rêveur sur la mer calme ou prise de fureur. Nous n’étions pas toujours d’accord sur tout. Lorsque j’exhibais mon marxisme-léninisme pur et dur elle me catapultait un regard narquois et nimbé d’affection partagée, mais tout à fait apte à me déstabiliser.

Bourguibiste jusqu’à la moelle des os, elle réalise maintenant, combien elle avait raison face au spectre politique du système théocratique. Le jour où fut rendu l’hommage aux différents directeurs du CERES, tels Chedly Ayari ou Mahmoud Seklani, nous nous sommes promis de nous revoir. J’étais sur le point de l’appeler pour aller la rencontrer avec un bouquet de fleurs quand, sur une page de « La Presse », je vois le portrait qui me serre le cœur ».

Après avoir achevé l’énonciation de ma contribution à l’hommage rendu le 5 mars 2015, Lamia, la fille aînée de Lilia, émue par l’émotion qui me noua la gorge au milieu de l’exposé vint vers moi et me serra dans ses bras.

Elle murmure à mon oreille : « Ma mère m’a dit que tu allais venir à la maison et nous en étions si contentes ». J’avoue avoir tâché d’empêcher mes larmes de couler mais cet aveu ne me dérange pas, car l’unique force que je connaisse et reconnaisse a pour nom la tendresse. Dorra Mahfoudh, l’organisatrice de la réunion, invite à la tribune Malika Zamiti, l’universitaire, psychothérapeute et militante sans relâche, depuis “Perspectives” et l’AEMNA prend la parole : Lors d’un séminaire tenu à Paris, Khalil Zamiti développe une argumentation virulente contre les pratiques mises en œuvre par l’Etat dans l’imposition du système coopératif. Je me suis adressée à Lilia pour lui demander de ne pas en dire mot sous peine d’un éventuel accueil policier dès l’aéroport. Lilia me l’a promis mais elle ajoute ne rien y pouvoir si l’un des présents mouchardait ». C’était l’époque où l’Etat n’était pas rien, nonobstant ses façons peu catholiques le soir et ses manières saintes nitouches le matin.

Lilia s’en va, mais l’immense envie de la revoir demeure là. Dans ces conditions où le bonheur espéré télescope le malheur inopiné, aucune cruauté ne surpasse le désarroi d’un rendez-vous manqué.

Durant les années Granaï, Lilia et moi, allions chez Jocelyne pour déguster sans modération l’univers infini de Beethoven et Tchaïkovsky. Maintenant, c’est mon petit fils Yanis qui me les fait réécouter.

Un jour avant le Forum social mondial Jocelyne, la parisienne, me téléphone.

Elle vient participer à ces débats jamais ratés.

Je cours chez Dorra pour prendre et remettre à Jocelyne la brochure où figure l’hommage rendu à Lilia. Dorra, ébahie, me dit : Ce n’est pas possible ! Tu viens d’évoquer Jocelyne dans ton intervention. Est-ce une prémonition ? ! ».

Dommage que Lilia ne soit pas là ! Maintenant chacune s’en va dans une direction. Bye, Bye, Jocelyne et Lilia. Je vous aime.

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