Inféodée à l’éloge du système totalitaire, une part du secteur médiatique sombre dans l’ornière et l’immobilisme des poncifs répétitifs. Ben Ali ma kifou had. Ces trois ou quatre exemples suffisent à illustrer une observation à large rayon d’action. Plusieurs niveaux d’analyse évoluent à des rythmes inégaux et le temps chronologique charrie un faisceau de temporalités sociologiques. Dans ces conditions, l’exploration peut esquisser maintes périodisations au cœur de l’ample transformation par où transite la société globale. Ainsi, de nos jours, l’ère du covoiturage censé limiter les ravages écologiques du gaspillage énergétique succède à l’époque où, depuis les temps préhistoriques, l’humanité savait marcher à pied.
Voici à peine six décennies et demi, les doigts des mains parvenaient à recenser les voitures possédées à Saint Germain où je suis né. Seuls Mohamed Aziza, président de la municipalité, un pilote français, monsieur Chaise, mon oncle maternel, madame Torre, la boulangère italienne, le docteur Israël, médecin du coin et les Mikalef, disposaient de cet engin hyper-valorisé. Par sa rareté parmi ce petit monde bigarré de Don Camillo, le privilège de la possession désignait la distinction eu égard à la moyenne de la population. Contempler une voiture de passage soulève, aussitôt les vents du rêve. Deux marques, l’une italienne et l’autre française monopolisaient le marché. Dans sa talbo à forme cubique et si peu aérodynamique, mon oncle Hammadi mettait quelque temps pour nous emmener de Saint Germain à son henchir de Zaghouan. Au terme de la mémorable expédition, les yeux d’enfant soudaient les gouffres sans fond et angoissants là où les pentes bordent la voie qui serpente. Partout à la ville et à la campagne fleurie, la Tunisie respire l’air pur et vierge de souillure. « Hélas les beaux jours sont finis » aurait dit le romantique Lamartine s’il venait à flâner par ici entre 1940 et 2014.
Remonter vers ce train-train si proche et si lointain re-parcourt le chemin suivi par la jonction de l’histoire et de la sociologie. Aujourd’hui la prolifération et la banalisation de la voiture sourcent l’inscription de la pollution aux premiers rangs des préoccupations. La Chine masque son nez à l’instant même où la France recourt à la circulation alternée. L’espagnol, petit malin méditerranéen, exhibe ses deux voitures, l’une à numéro pair et l’autre à chiffre impair. Pour ce détour, l’homme circule tous les jours.
Déjà l’inventeur de la première automobile posait la grande question : aurons-nous à regretter cette belle création ? Il ne mentionnait guère le CO2 mais son interrogation clignait vers les inconvénients inhérents à toute progression des moyens d’action. C’était bien la peine de parcourir tout ce trajet depuis la préhistoire pour en arriver à « évoluer en position assise dans une atmosphère de pétrole brûlé » ironisait Leroi Gourhan.
Caisses vides et gouvernance lucide
René Dumont aussi critiquait l’usage abusif et intempestif de la voiture individuelle aux dépens des transports collectifs. Il évaluait le coût comparatif. En ce mois de mars 2014, l’«Agence d’urbanisme du grand Tunis » commande une recherche à mener sur le covoiturage.
À l’heure où le ministre des Finances, homme de haute compétence et au-dessus de tout soupçon, affronte le stress lié au vide quasi intégral des caisses d’éventuelles dépenses affectées à la reprise de la croissance pourraient sembler peu compatibles avec l’investissement requis par la dépollution. Mais aucune gestion étatique des flux économiques ne saurait inscrire par pertes et profits la santé publique.
École de sang froid, en dépit de l’héritage catastrophique, la fonction politique apprend à dompter le burn out et la panique. Pour ainsi le spécifier, j’avoue être bien renseigné. Les pires arbitrages sont faits pour être surmontés à la barbe des saboteurs tonitruants ou dormants. Depuis une soixantaine d’années, le Canada et les Pays-Bas détiennent l’avantage de caracoler au premier rang des pionniers en matière de covoiturage.
Les ouailles de Ghannouchi face à l’oxyde de carbone
La Tunisie balbutie, mais déjà face aux géants où un espace réservé accueille les covoitureurs à l’entrée d’autoroutes, les débuts promettent un certain succès avec les réseaux sociaux et les sites appropriés. Lors de l’enquête où, parmi l’équipe restreinte, me revenait l’aspect sociologique les interviewés mentionnent d’une part, le prévu et de l’autre l’inattendu.
À tort ou à raison, la peur du gendarme contribue à la dissuasion. Que dire au policier au cas où le hanterait le soupçon de clandestinité ? Et comment départager les parts de responsabilité lors d’accidents si fréquents ? Selon les moins motivés, l’appréhension du recours au covoiturage déborde le champ du contrôle institutionnalisé. L’ambiant peu sécurisé depuis la Révolution favorise le repli sur soi et désavantage la propension au partage.
Question : « Seriez-vous disposé à pratiquer le covoiturage »?
Réponse : « Non, le pays est sans sécurité »
La réislamisation à coups de bâton lègue une ambiance propice à la défiance. Au moment où les protecteurs de la Révolution nous regardent autant ne pas baisser la garde. Une porteuse du voile répond : « Non parce que je ne suis pas convaincue par la respectabilité de cette promiscuité ». L’irruption de la religion pointe vers la bipolarisation.
Nier pareille scission dirige l’investigation vers une rue sans issue. Seul un philosophe impénitent, fut-il de renom, peut dialoguer impunément avec des mines, des kalachinkof et des bâtons. Vaste programme pour un débat entre « nos enfants » et ceux de Bourguiba, ce partisan du gaulois monté sur le cheval de Troie.
Insoupçonné a priori un rapport unit la conduite automobile et la transformation multisectorielle de la société globale depuis l’air pur des années quarante à l’atmosphère viciée de l’an 2014. Au Saint Germain de notre jeune âge, nul ne pouvait songer au covoiturage. Tout au long de l’itinéraire, la vision appliquée à la voiture change de nature. Quelques décennies suffirent à l’automobile pour chasser calèches et bicyclettes. À Saint Germain, celles-ci virevoltaient sans arrêt. Une gare, un lycée où j’étais, un casino, un dancing, pas de mosquée, une église et blotties dans leur jardin fleuri, les maisons aux tuiles rouges bordent l’axe routier muni de ses trois ronds-points. De-ci, de-là vers le ciel, un araucaria pointe le doigt. Même rebaptisé Ezzahra et par d’autres Saint Germain, il garde les allures d’un village français.
Albert, toujours en short bien court et fier de lui-même tenait le dancing. Chaque jour après la sieste et la partie de boules achevée sur le terre-plein du premier rond-point, les perdants payent la tournée à « la gaité ». Là, le soir dansaient les belles au large décolleté. Une question ne m’a jamais quitté. Comment, diantre, leur compagnon très serré contre elles, parvenait-il à garder son calme et à ne pas perdre les pédales ? L’indépendance est proclamée contre le colonialisme abhorré mais pour les phantasmes juvéniles, plus jamais oubliés, il n’y a pas d’après. Les copains avaient pour noms Michel et Alain. Aujourd’hui encore, à l’entrée de leur immense jardin une plaque porte la mention « Villa Emma ». À l’aulne de ce passé indépassé, l’histoire de la transformation ne vaut pas une heure de peine sans l’archéologie de la nostalgie.
Calamité indissociable de la modernité, la voiture a tué l’air pur, la bicyclette et la marche à pied. Quant je revois ces jolies filles à vélo avec leurs belles jambes nues, un seul mot surgit contre les inquisiteurs aux mines tristes : Pauvres salafistes ! À quoi sert de niqaber le paradis sur terre ? À vous les hypothétiques houriyets je ne sais où et quand, à moi les byciclettes ici est maintenant. Dieu le très haut perché nous a donné des yeux pour vénérer la beauté à la barbe des égarés.
KH.Z.