« Comme une onde qui bout dans une urne trop pleine »
Victor Hugo
T.H. héritier d’une palmeraie à Degache, village tranquille sur l’échiquier d’un monde social maintenant presque partout en ébullition, me dit : « Ils ne veulent plus travailler. Même au prix fort, ils font les difficiles pour escalader le palmier.
La tâche a toujours été pénible mais les travailleurs sont devenus tatillons et trop exigeants. Avant, les khammès ne disaient jamais non ».
R.B. universitaire à la retraite et tout petit propriétaire de quelques oliviers me disait : « La main-d’œuvre devient rare et revient trop cher vu le résultat final de l’exploitation. J’ai préféré laisser les olives aux étourneaux ». Cela plaira, au moins à Brigitte Bardo. D’une part, l’agriculture manque de bras et, de l’autre, une pléthore de jeunes diplômés ou non subissent les ravages physiques, psychiques et symboliques du chômage sans rivage.
Ressasser nuit et jour l’effet dévastateur des regards apitoyés sur le désœuvré, l’enfonce encore davantage dans le stress généré par la durée de l’inactivité. Or, par l’entremise de « l’efficacité symbolique », expression chère à Claude Lévi Strauss, la tension de l’esprit rejaillit sur la résistance du corps à la maladie. En matière de santé, le mental et le corporel déploient les deux faces d’une même réalité.
Ce lien fut observé mille et une fois depuis la dernière guerre puis théorisé de manière très claire.
Chercher maintenant, à soi-disant le démontrer pour la première fois par une enquête, revient à enfoncer une porte ouverte.
Voilà pourquoi, chaque matin, la presse raconte la nouvelle découverte portée à l’actif de « scientifiques » toujours américains. Ces personnages, censés savoir, proviennent de toutes parts et pour cette raison, celle du brain-drain organisé à l’échelle planétaire, l’Américain n’existe pas. Ainsi donc, l’agriculteur manque de bras et les chômeurs noient leur désarroi dans la zatla. Ce même drame, pluridimensionnel, taraude la jeunesse actuelle de Bizerte à Dhehiba en passant par l’Ariana. Quelques histoires de vie exhibent, fort bien cela, mais de pareille situation, quelle est donc la raison ? Ailleurs, à la saison des vendanges européennes, des bataillons d’étudiants montent à l’assaut des vignobles et répondent présent à l’offre d’emploi émise par les vignerons.
L’évocation de ce constat par les demi-savants colporte un reproche racisant adressé aux dits « fainéants ». Mais tout comparatisme impénitent oriente l’investigation vers la mauvaise direction.
La poudre de cacao et l’huile d’olive, même dérive
Appliquée à l’étage de la production et de la commercialisation, la réflexion débusque la façon dont le manque à gagner au sud, surexploité par le nord, contraint les diplômés chômeurs à délaisser les oliviers pour déambuler cent fois tout au long de l’avenue Bourguiba. Pour beaucoup mieux les rétribuer, les oléiculteurs auraient à moins subir leur inféodation aux entrepreneurs des pays dominants.
Les commentateurs à courte vue incriminent le report de la responsabilité interne sur le monde externe. Ce vice de forme revient à lâcher la proie pour l’ombre car les uns connaissent l’économie de marché parvenue à un stade achevé, quand les autres expérimentent, à leurs dépens, la transition bloquée par les rapports internationaux d’inégalité.
Produites, pour l’essentiel par l’Afrique, les fèves du cacaotier acquises à vil prix par l’entreprise dénommée “Van Houten” permettent à celle-ci d’exporter au monde entier la poudre de cacao cher payée. A vous la matière brute, à nous le produit fini et les profits infinis. En matière oléicole, comment rivaliser avec la puissance italienne quand le monopoleur du commerce international de l’huile récupère la valeur ajoutée par l’achat et la transformation des olives tunisiennes. A l’aulne de ces procédés retors aides et prêts maintiennent sous perfusion la poule aux œufs d’or.
Héritier du colonialisme devenu désuet l’impérialisme troque l’administration directe et l’occupation militaire contre la discrétion de l’extorsion financière. De Gaulle, vieux routier, l’avait « compris ». Les présidents américains, arrière-petits-fils d’aventuriers venus canarder les indiens ne l’ont pas saisi. Hubert Védrine désavoue l’invasion terrestre et redit : « Et après ? » car l’après, Ben Laden ou Baghdadi renaissent de leur cendre mille chefferies. Obama, sous la pression des lobbys et pour une part malgré lui, ne sait plus sur quel pied danser. Il commence par un « salamou aleykom » et il finit par demander au congrès l’autorisation d’y aller pour le plus grand bonheur de l’armée.
Dans ces conditions, le champ classique de la sociologie n’explique presque plus rien sans l’articulation à la mondialisation. Au débouché de cet univers inégalitaire prospère en Tunisie et ailleurs, le paradoxe des chômeurs, partis chavirer en mer à l’heure où manquent de bras les employeurs. Bush pose la question : « Pourquoi ils nous haïssent tant ? »
L’unilatérale domination guide la prospection vers la réponse à l’interrogation.
Cependant, la dynamique externe embraye sur les déterminations internes. A la différence de l’agriculture, l’entreprise industrielle n’embauche guère des saisonniers pour un court séjour de quinze jours, de là provient le manque d’attraction, parmi d’autres absences d’incitation. Le rêve de Lampadouza colmate le manque de motivations pour déterrer les pommes de terre. Le paradoxe de l’emploi renvoie au contexte élargi où le transfert du profit est au principe du gagnant-perdant.
Eu égard à ce mécanisme économique de vaste amplitude, les altermondialistes, par définition utopistes, préconisent les rapports Sud-Nord, tels qu’ils devraient être et paraissent ne rien pouvoir contre le village planétaire tel qu’il est. À l’image des poupées russes, le mondial englobe l’international et celui-ci re-signifie le national plus ou moins associé au local. De proche en proche, une filière à double sens unit ces quatre paliers mal aisé à séparer. Une dynamique entraîne la misère et le chômage dans le sillage de la religion manipulée ou non. A court et moyen termes, les djihadistes endormis ou éveillés pourraient oser. Mais pour venir à bout de la pauvreté, les préposés à l’autorité réclament aux empressés de patienter. Cette arythmie, peut-être accentuée par les intéressés à une combinaison où le pouvoir aurait à convoler en justes noces avec l’opposition, cache le piège tendu aux épris du compromis. Avec les djihadistes en mal de reconnaissance, non loin de la frontière du côté libyen, les grévistes surexcités profèrent au sud-est, leur menace à peine voilée. Et quand bien même les conditions matérielles de la vie quotidienne seraient améliorées, les formes actuelles des représentations religieuses ou guerrières ne seraient pas remplacées ipso facto par la façon dont les agents sociaux devraient croire selon les tenants d’un islam bon enfant. Il s’agit là d’une compétition déclenchée autour d’un enjeu pour engager la jeunesse vers l’un ou l’autre type de socialisation. A l’heure de la crise et de l’absence d’idéal et que le pays ne donne plus rien, le djihadisme procure le rêve d’une aventure avec le prestige d’une kalachnikov à la main. Affronter la mort, thème très hégélien, a partie liée avec la propension à l’ultime libération. Ce passage du vide au plein par l’entremise du voyage syrien ou libyen promet une donation de sens à une vie dépourvue de sens. Voilà pourquoi l’émir autoproclamé recrute cent quand vingt tombent sous les bombes. Aux uns le matériel sophistiqué, aux autres le ciel étoilé. Dès lors, à quoi sert de rester sans gloire à sarcler des pommes de terre en Tunisie, au moment où Daech liquide vingt égyptiens et où l’aviation égyptienne vise les bases militaires de l’Etat islamique en Libye ?
Attaque et contre-attaque, d’ici, j’entends Baghdadi qui dit : Sinaï prend garde !
Khalil Zamiti