Par Mustapha Attia
Depuis sa première apparition, la laïcité en tant que pensée et pratique, n’a cessé d’être un sujet de polémique. Cependant, ses initiateurs et ses partisans ne sont jamais parvenus à fixer, de façon rigoureuse et définitive, ce concept plutôt flottant. Tantôt, la laïcité désigne la liberté de conscience, tantôt l’athéisme. Dans la plupart des acceptions progressistes, elle est confondue avec la modernité. Ce concept est devenu une petite musique qui s’impose comme une évidence depuis le 14 janvier 2011. On l’entend, on le lit partout. Pourtant, à bien y réfléchir, on sent confusément que ce petit mot est étrangement utilisé. Il a sans doute connu des évolutions progressives par étapes successives, subissant ainsi les effets du temps qui passe, qui use, qui altère et qui détériore à telle enseigne que la signification du concept a connu des inflexions notables. Le flou persiste malgré tout. Même dans les pays de ceux qui l’ont adoptée et institutionnalisée, on n’arrive guère à dépasser l’ambiguïté qui entoure cette notion, ni à trouver un consensus définitoire. Ainsi, chaque fois que notre société fut secouée par un évènement qui est en rapport avec la religion, la polémique sur la laïcité est de nouveau à l’ordre du jour. Ce fut le cas, par exemple, de l’affaire du voile ou de la polémique soulevée par le maintien ou non des écoles coraniques, ou enfin à propos de la nouvelle constitution proposée au référendum. En dépit de tout cela, on n’est jamais arrivé à débarrasser la laïcité de tout ce qui lui collait comme interprétations dont certaines lui sont inhérentes alors que d’autres ont été héritées au fil des années. À l’aube de l’indépendance, Bourguiba a fait de ce concept, sans le nommer clairement, un principe fondateur de la modernité, si bien qu’il est devenu banal —pour certains du moins— de confondre laïcité et modernité. En réalité, ce n’était qu’une autre interprétation qu’on a ajoutée aux précédentes qui se sont déjà accumulées. Plusieurs mouvements sont apparus alors pour revendiquer la laïcité comme condition de changement et de progrès. Chacun d’eux a utilisé cette définition comme base. Ceci n’a fait qu’accentuer le flou de ce concept. Mais l’interprétation la plus fâcheuse est celle qui consiste à associer, presque de façon organique, la laïcité à l’intellectualisme en général. Autrement dit, l’intellectuel n’a de crédibilité et d’autorité morale que s’il est laïc. C’est en effet plusieurs intellectuels tunisiens qui ont apporté, ces derniers jours, la preuve de cette dangereuse interprétation dans leurs déclarations : «L’intellectuel est par définition laïc»! Mais ils ajoutèrent, comme pour rectifier leurs propos : «Même s›il a des convictions religieuses profondes.» Malgré cette esquive qui n’est en fait qu’une issue de secours leur permettant de ne pas trancher la question, il n’en demeure pas moins que le fait d’insister sur l’interaction laïcité et intellectualisme n’est qu’une forme d’exclusion extrême. Ce qui veut dire, en fait, que la pensée religieuse qui appelle à la modération, à la raison, à la tolérance et au dialogue, que ce soit dans la Bible, dans l’Évangile ou dans le Coran, ne peut accéder au rang de la pensée intellectuelle tant qu’elle ne s’est pas défaite de ces écrits célestes. Et, comme tous les débats qui opposent religieux et laïcs, les premiers marquent chaque jour des points dans la réalité du peuple… et les seconds dans les milieux intellectuels. Les arguments des religieux, si indigents soient-ils, rencontrent un formidable écho dans certaines couches de la population «d’en bas». Question simple : pourquoi ? Réponse tout aussi simple : parce que, malgré leur caractère toujours rustique et fallacieux, les religieux touchent à quelque chose de juste ou tout au moins réelle. Nos laïcs pourraient nous rétorquer que par laïcité, ils entendaient toute pensée critique et libre. Mais était-ce nécessaire de recourir au concept de laïcité qui reste malgré tout fort ambigu ? Pour faire l’éloge de l’intellectualisme, ils ont coutume de recourir à des notions très générales quitte à malmener et réifier, souvent, la complexité des situations à prêter une banalité excessive à des configurations intellectuelles singulières.