Ce n’est pas diplomatique comme expression, mais cela commence à bien faire ! Quand comprendront-ils que les Tunisiens ont changé, qu’ils ne supportent plus les dictateurs quels qu’ils soient, l’oppression, les bouches muselées ? Tout cela, c’est fini ! Depuis le soulèvement de 2011. Certes, l’ébauche démocratique a souffert des affres d’une liberté acquise brutalement, de l’inexpérience en matière de gouvernance collégiale et transparente et de la dérive islamiste djihadiste, et a débouché sur l’Etat d’exception, mais ce ne sera qu’une étape provisoire.
Les Tunisiens ont laissé éclater leur colère le 25 juillet 2021 pour mettre un terme à une dérive politique, économique et sociale que plus rien ni personne ne pouvait plus contrôler, pas pour sacrifier leurs acquis démocratiques, à commencer par la liberté d’expression. En Tunisie, le saut dans le monde démocratique est définitif et irréversible, mais après une décennie d’une expérience démocratique gâchée, il était devenu nécessaire de marquer une pause, de faire le point et de rectifier le tir.
La parenthèse de Kaïs Saïed – 25 juillet 2021-25 juillet 2022 – n’est pas ce qu’il y a de mieux pour atteindre cet objectif, mais la conjoncture de profonde division entre les Tunisiens et de perte de confiance en les institutions et en les dirigeants politiques, au lendemain de la fermeture de l’ARP, était telle qu’aucun consensus n’était envisageable, après l’échec de la Troïka (2011-2013), du Consensus Béji Caïd Essebsi-Rached Ghannouchi de 2014 et l’instabilité des gouvernements tous formés après d’âpres et longues négociations sur fond de marchandages et de surenchères pour les portefeuilles ministériels. La recette de la démocratie occidentale greffée sur l’idéologie islamique, montée à la va-vite, n’a pas pris. C’est un fiasco. Une large majorité de Tunisiens, citoyens lambda et élites, l’ont rejetée et refusent d’en tenter l’expérience une seconde fois. C’est là une réalité que nul ne peut ignorer sauf ceux qui choisissent d’être sourds et aveugles à ce qui se passe dans la société tunisienne.
Maintenant, quoi ? On n’est pas dans le meilleur des pays, ni dans le pire. On n’est pas dans une démocratie telle que rêvée par la majorité des Tunisiens. A quoi ressemble-t-elle ? A un pays où il fait bon vivre, où la règle est la liberté et l’interdit l’exception, un pays où il n’y aurait pas une justice pour les riches et une autre pour les pauvres, une école publique délabrée et une école privée performante, une santé pour les nantis et les pénuries de médecins et de médicaments pour les démunis. Une démocratie qui respecte l’équilibre des pouvoirs, l’égalité homme-femme et qui combat l’évasion fiscale. Une démocratie qui institue une Tunisie pour tous et non une Tunisie pour les riches et une autre pour les pauvres.
On est encore loin de cet idéal, inscrit au demeurant dans la Constitution de 2014 et réitéré dans celle de 2022, mais on finira par y arriver.
L’initiation démocratique des dix dernières années a été douloureuse, elle a laissé beaucoup de blessures, qui restent encore béantes, elle a mis à nu de graves tares sociétales, les ego et l’incompétence d’une bonne partie de la nouvelle classe politique née après 2011 et démontré la complexité de l’opération d’instauration d’un régime démocratique qui nécessite patience, persévérance et solidarité.
Pendant ces années d’instabilité politique, de recrudescence de la pauvreté, de la violence et de l’émigration clandestine et légale où l’Etat se transformait en Etat voyou, nos amis et partenaires occidentaux démocrates ne se sont pas émus de nos misères, ni n’ont bougé le petit doigt pour faire rétablir la sécurité et la machine économique d’avant 2011. Leur silence, peut-être par ignorance de ce qui se passait réellement dans le pays de la révolution du jasmin ou peut-être aussi par complicité avec leurs « amis », ne peut être remplacé aujourd’hui par de l’inquiétude par rapport aux nouveaux événements. Parce que ce sont les Tunisiens eux-mêmes qui ont dit stop à l’arnaque démocratique des islamistes. Ils ont sommé Kaïs Saïed de le faire. Ce dernier n’a que le mérite d’avoir mis à exécution ce que la majorité des Tunisiens a revendiqué depuis les élections de 2019. Son plébiscite en est la preuve, et surtout depuis que l’ARP présidée par le Cheikh était devenue une honte pour les Tunisiens.
Nos amis américains, qui s’inquiètent pour la démocratie tunisienne, ne peuvent pas éluder cela. Ils se disent être les gendarmes de la démocratie dans le monde, mais ils ont laissé faire leurs « amis », les islamistes d’Ennahdha, qui n’ont eu de cesse, depuis juillet 2021, d’implorer leur intervention dans les affaires politiques internes des Tunisiens. Qui ne sait pas que les islamistes et l’organisation des Frères musulmans sont soutenus pas les pays anglo-saxons avec à leur tête les USA, en particulier le camp des démocrates, et la Grande-Bretagne ?
Le soutien de nos amis américains est le bienvenu pour renforcer la démocratie, notamment en lui donnant les moyens économiques et en la soutenant sur le plan diplomatique, pas pour menacer les Tunisiens de leur imposer des dirigeants politiques qui ont échoué pendant dix ans et que les Tunisiens ont chassé du pouvoir.
En cherchant à imposer aux Tunisiens leurs dirigeants politiques, les Etats-Unis d’Amérique sèment la graine de la guerre civile, ils le savent peut-être, ils s’en doutent sûrement, ils doivent surtout le craindre. La conjoncture mondiale et régionale actuelle est très propice aux conflits et aux soulèvements, la guerre en Ukraine et le bras de fer Etats-Unis-Russie ayant réveillé des feux sous les braises en Europe, en Asie, au Moyen-Orient…
Les jeux ne sont pas encore faits en Tunisie et le choix de la démocratie est irréversible, avec ou sans Kaïs Saïed. Son passage par Carthage, quelle que soit sa longévité, n’est qu’une étape et son histoire sera écrite avec tous les Tunisiens. La Constitution de 2022 sera sans doute officiellement adoptée, mais elle n’échappera pas à des amendements, très prochains. La majorité des Tunisiens ne veut pas de certains de ses articles, Kaïs Saïed devra les revoir, il n’a pas d’autre choix, il connaît si bien la colère de la Tunisie des profondeurs pour y avoir côtoyé ses meneurs. Cette constitution a besoin d’être améliorée, débarrassée de ses zones d’ombre et acceptée par le plus grand nombre de citoyens. Il est faux de prétendre que les 75% des électeurs qui ont boudé les urnes le 25 juillet 2022 sont contre Kaïs Saïed et qu’ils veulent tous son départ. Non. Les deux tiers d’entre eux refusent le retour au 24 juillet 2021 et attendent que Kaïs Saïed fasse ce qu’il a à faire, à commencer par l’éloignement de Rached Ghannouchi des rouages du pouvoir, la reddition des comptes pour les responsables de l’appauvrissement des Tunisiens et la relance économique.
Kaïs Saïed n’a pas beaucoup de temps, alors qu’il est censé mener à terme les élections législatives du mois de décembre prochain en passant par la promulgation d’une nouvelle loi électorale.
Cette fois, aucun écart ne sera permis au président quelles que soient ses intentions. C’est avec les acteurs de la scène politique que cette nouvelle loi électorale devra être élaborée pour éviter une nouvelle crise politique. Les Tunisiens sont à bout de nerfs.
A nos amis américains, nous disons que la Tunisie n’est pas le pire des pays. Vous avez dans votre giron des pays non démocratiques où le respect des Droits de l’Homme n’est pas leur grande priorité. Il faut reconnaître qu’en la matière, les Américains n’ont pas beaucoup de leçons à donner aux autres. Ils devraient commencer par balayer devant chez eux. Les dépassements en ce domaine du côté de l’oncle Sam sont nombreux. Les traces de leurs tentatives d’imposer leur modèle démocratique se trouvent dans les conflits qui secouent certaines régions du monde et dans les pays qu’ils ont réussi à déstabiliser.
Les Tunisiens sauront tirer les leçons de la première expérience démocratique pour en bâtir la meilleure pour eux-mêmes. Celle qui siéra le mieux à leurs attentes. Ce sera une démocratie tunisienne avec tous les ingrédients de la réussite durable. Soyez patients.
Ce qui devrait compter pour vous et pour tous nos autres amis occidentaux, c’est la préservation de l’amitié traditionnelle et de vos intérêts en Tunisie.
Notre vœu à nous, Tunisiens, est que vos ambitions n’entravent pas nos intérêts, n’affectent pas nos propres ambitions et préservent ce respect mutuel qui nous lie.