La décennie passée était celle des grandes peurs et du recul des rêves de construction d’un nouveau monde ouvert et solidaire. Le projet de la globalisation a porté ce rêve pendant de longues années et s’est présenté comme une alternative crédible à la crise de l’Etat-providence qui était au cœur du contrat social dans la plupart des pays du monde. La crise de l’Etat-nation a eu des effets importants sur le projet libéral et le recul de sa légitimité aux niveaux national comme international. La plupart des pays du monde ont enregistré une progression rapide du chômage et de l’inflation, ce qui a eu des effets négatifs sur le pouvoir d’achat des classes populaires. Cette période a été également marquée par le recul des grands partis et des organisations syndicales et sociales et de leur capacité à changer le monde vers le meilleur.
Ces crises politiques, économiques et sociales ont touché le projet de la modernité politique qui a constitué le fondement des sociétés modernes et la base du vivre en commun depuis l’ère des grandes révolutions et des Lumières en Europe à la fin du 18e siècle. Ainsi, plusieurs courants politiques et philosophiques sont apparus, dont les courants post-modernes, qui ont fortement remis en cause les philosophies de la modernité, soulignant qu’elles portaient en leur sein le projet de la tyrannie et les rêves de domination de l’homme sur l’autre et sur la nature. Ce projet a été selon cette critique radicale à l’origine des drames et des tragédies que l’humanité a connus depuis la fin du 19e siècle.
Mais, ces questionnements et ces doutes n’ont pas duré longtemps. L’apparition de la globalisation au début des années 1980 a coupé court à ces doutes et a offert un nouveau saut dans la modernité et un retour de la conviction profonde quant à la capacité de l’homme à changer le monde vers le meilleur et la construction d’une nouvelle ère de prospérité à l’échelle de la planète. Ce projet a réussi pendant près de trois décennies et jusqu’à la grande crise financière des années 2008 et 2009 dans la réalisation de beaucoup de succès à différents niveaux dont les aspects économiques et sociaux avec des niveaux de croissance élevés, l’expansion du commerce international et l’apparition des pays émergents comme la Chine, l’Inde, le Brésil et les tigres asiatiques qui sont sortis du sous-développement pour devenir de grands concurrents aux capitalismes historiques. Par ailleurs, le monde a connu au cours de ces années de « globalisation heureuse » une grande stabilité politique et un recul des tensions et des conflits, particulièrement après la chute du mur de Berlin et la fin du camp soviétique.
Mais, ce storytelling et l’utopie de la « globalisation heureuse » vont connaître leurs limites à la fin de la première décennie du nouveau siècle. Trois grandes crises seront à l’origine de cet essoufflement et du recul du projet de globalisation. La première crise est celle de la crise financière des subprimes des années 2008 et 2009 qui a failli mettre à terre l’économie mondiale sans l’intervention des Etats et des grandes institutions financières internationales pour sauver les grandes banques et mettre fin à la cupidité des traders sur les grands marchés financiers.
La seconde grande crise est celle de l’accident nucléaire de Fukushima au Japon au mois de mars 2011 suite au tsunami et au tremblement de terre qui ont frappé l’île. Cet accident a montré clairement les dérives du modèle de développement productiviste mis en place par le régime fordiste et qui a été renforcé et accéléré par la globalisation, particulièrement avec l’usage des nouvelles technologies. La multiplication de ces accidents et la dégradation du climat ont renforcé les luttes et les revendications pour la protection du climat et pour un nouveau modèle de développement durable.
La troisième crise est d’ordre social et elle correspond à la montée des inégalités sociales et de la marginalisation avec la crise du contrat social dans la plupart des pays du monde. Ces crises et les révolutions des printemps arabes ont mis la question de l’inclusion au centre des critiques de la globalisation.
Ces crises financières, climatiques et sociales étaient à l’origine de l’essoufflement du projet de globalisation et sa capacité à offrir une alternative à la crise de l’Etat-nation. Le recul de l’Etat et des institutions de contrôle et de régulation a ouvert la porte à tous les aventuriers pour donner forme à leurs folies des grandeurs et mettre ainsi en danger les grands équilibres de la nature et des sociétés humaines.
Le recul du narratif de la « globalisation heureuse » et de son projet politique va avoir des effets à tous les niveaux, faisant du doute, de l’incertitude et des inquiétudes les principales caractéristiques de l’ambiance générale. L’une des conséquences était d’ordre politique avec la crise et le recul du projet démocratique et l’éclatement de la crise profonde qu’il traverse depuis une décennie. En même temps, le monde a connu au cours de cette décennie la montée et le développement rapide des forces populistes qui ont fait de la trahison des élites, de leur rupture avec leurs peuples et de l’hégémonie des lobbys de l’argent, du crime et de la corruption, les raisons profondes de la crise du projet démocratique.
La décennie écoulée (2010-2020) était par conséquent celle de la montée des grandes peurs et de la perte de confiance dans la capacité des grands projets modernes et des grands partis traditionnels à changer le monde vers le meilleur et renforcer ainsi la crise du récit moderniste. Par ailleurs, l’apparition de la pandémie de la Covid-19 et le choc qu’elle a représenté pour l’humanité avec le nombre de morts et d’infections, ont renforcé cette ère des grandes peurs et des grands dangers. Cette morosité et la mélancolie ambiante ont contribué au développement des politiques de l’enfermement sur soi et sur les frontières nationales, et au rejet de l’autre.
La question qui se pose à l’aube de cette nouvelle année est de savoir si l’année 2022 sera celle de la sortie de ce monde anxiogène. Plus précisément, nous essayerons d’examiner les possibilités de cette sortie de l’ère de l’enfermement en analysant les grandes tendances futures qui pourraient marquer la nouvelle année.
Les premières indications soulignent que l’année 2022 ne sera pas celle de la rupture avec l’ère des grandes peurs et des dangers de la décennie écoulée. Au contraire, elle sera l’année des doutes, des incertitudes, et l’attentisme et l’immobilisme seront par conséquent les principales caractéristiques non seulement du temps qui court mais aussi des politiques.
La Covid-19, de la pandémie à l’endémie
La pandémie de la Covid-19 a constitué probablement le plus grand défi pour l’humanité depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le nombre de décès suite à cette pandémie a dépassé les cinq millions et demi et les personnes contaminées ont dépassé les 317 millions. Mais, en dépit de la peur et de l’effroi, les chercheurs et la science ont été en mesure d’apporter une réponse rapide et de développer des vaccins en un temps record pour arrêter ce virus ou du moins, maîtriser ses effets dévastateurs. Le développement du vaccin constitue un vrai tour de force de la part de la recherche scientifique et des grands laboratoires pharmaceutiques. A titre d’exemple, le développement du vaccin contre la polio a demandé plus d’une vingtaine d’années aux Etats-Unis. Or, pour la Covid-19 et en moins de deux ans après son apparition, les différents laboratoires ont entamé la production des vaccins à grande échelle et à partir de la fin de l’année 2021, la production mensuelle des différents vaccins a atteint une moyenne de 1,5 milliard. Les différentes projections indiquent que la production mondiale va atteindre 25 milliards de doses à la fin du mois de juin 2022.
Par ailleurs, il faut souligner que les laboratoires ont réussi à développer plusieurs médicaments dont le molnupiravir, ce qui favorisera une plus grande maîtrise du virus et de ses dangers.
Mais, la question la plus importante et qui suscite beaucoup de travaux et de réflexions concerne les possibilités d’évolution de ce virus au cours de cette année et notre capacité à faire face aux nouveaux variants. A ce niveau, les différentes études s’accordent sur trois scénarios d’évolution future du virus et de la pandémie. Le premier scénario est le plus optimiste, celui qui suggère que les vaccins en utilisation et les futurs seront en mesure de mettre fin à ce virus. Le second scénario est le plus pessimiste, celui qui met en avant la possibilité de l’échec des vaccins et la perte du contrôle du virus qui deviendra un grand danger pour l’humanité. Le troisième scénario est celui de l’adaptation, dans lequel on passe de la pandémie à l’endémie, suite au développement des vaccins et aux différents médicaments. Les différentes études indiquent que le troisième scénario est le plus probable quant à l’évolution de cette pandémie.
Mais, ces scénarios et ces analyses demeurent des hypothèses théoriques qui demandent une confirmation dans la réalité. Les évolutions de la pandémie au cours de l’année seront cruciales quant à notre capacité à la maîtriser et à faire face à ses dangers.
En dépit des succès enregistrés dans la lutte contre cette pandémie, l’année 2022 sera marquée par un attentisme teinté de doutes et d’incertitude sur l’évolution de l’une des plus grandes peurs de cette décennie.
La crise du projet démocratique et les évolutions du populisme
La décennie passée a été celle de la crise du projet démocratique et de la montée du populisme dans la plupart des pays du monde. Ces forces ont pu réaliser des percées et certains succès électoraux, le plus important étant l’arrivée du Président Trump à la Maison blanche. Mais, ces courants n’ont pas réussi à transformer la critique virulente qui les anime contre les pouvoirs en place dans des programmes politiques réalistes capables de changer la vie des gens vers le meilleur. Ces échecs ont été à l’origine des difficultés des populistes dans l’exercice du pouvoir. La défaite de Donald Trump lors des Présidentielles de 2020 aux Etats-Unis a sonné le glas de l’influence des leaders populistes dans le monde.
Ce recul va se confirmer dans les principales élections qui seront organisées au cours de l’année en cours dans les pays où les populistes dominent le paysage politique. Ainsi, au Brésil, tous les observateurs s’attendent à une grande défaite électorale du Président Jair Bolsonaro suite à une gestion catastrophique de la pandémie. De même aux Philippines, le Président Roberto Duterte, qui a encouragé les assassinats en dehors des cadres légaux des présumés coupables de trafic de drogue, ne pourra pas se présenter à un second mandat. En Hongrie, on s’attend également à une défaite du Président Victor Orban suite à la grande alliance de l’opposition démocratique qui s’est fixé comme objectif de le renverser. En France, les observateurs s’attendent à une réélection du Président Macron aux prochaines élections présidentielles et à la défaite des principaux représentants des forces populistes d’extrême droite dont Marie Le Pen et Eric Zemmour.
L’année 2022 connaîtra de nouvelles défaites des courants populistes dans les différentes échéances électorales. Mais, ces défaites ne signifient en aucun cas la fin du populisme et de son influence, ni du danger qu’il représente pour les régimes démocratiques. Cette influence s’explique de mon point de vue par trois raisons essentielles. La première est relative à la poursuite des crises économiques et sociales dans la plupart des pays du monde et leur incapacité à reconstruire de nouveaux contrats sociaux et un nouveau vivre-ensemble. La seconde raison est liée à la crise des forces démocratiques et leur incapacité à se rassembler et à construire les alliances nécessaires pour faire face aux forces populistes. La troisième raison concerne l’échec du projet démocratique à se renouveler et à construire un nouveau projet qui rompt avec le paysage élitiste qu’il a mis en place au cours des dernières années et les rapports suspects entre les hommes politiques et les lobbys financiers et les réseaux mafieux et de la corruption.
En dépit du recul de l’influence électorale des courants populistes, ils continueront à marquer l’espace public et seront au cœur des incertitudes et des doutes qui vont caractériser la nouvelle année.
(A suivre)