L’année du riz

Les grands-parents évoquaient « l’année du riz » pour désigner l’époque de la disette et de la pénurie. Aujourd’hui, l’année du riz pourri chapeaute la débâcle où aboutit la noire décennie. Cette nakba imputée à Ennahdha prospère entre la discorde perpétuée sur les hauteurs de l’Etat et le spectre de la famine dressé parmi les franges élargies de la population désenchantée.
Au premier rang des marqueurs signalétiques de la dégradation accélérée figure la mendicité organisée. Une voiture dépose de vieilles femmes face aux grandes surfaces et, à la fin de la journée, repasse les ramasser.
Affublées de guenilles appropriées au métier, elles mendient sans arrêt. Pour Nabil Daboussi, chauffeur et ancien du quartier, « des entreprises placent les employées de maison et d’autres exploitent les mendiantes ». A ce propos, le buraliste Ali Ben Amor Bayouli dénonce « tijara bil bachar ». Kilani Harrabi, gardien d’une villa pour un temps inoccupée après le décès du propriétaire, énonce une relation supputée entre la dégradation de la société appauvrie et ce trafic de la mendicité. Outré, il me dit : « mazl ya wild 3ami, mazal ». Autrement dit, nous n’avons pas encore atteint le fin fond de la désolation. Observés partout, les indices de l’incommensurable désarroi dirigent l’accusation vers les politiciens sans foi ni loi. Le 7 mars, au terme d’une enquête menée au gouvernorat de Sfax et après une concertation avec les paysans parcellaires, l’un de mes coéquipiers, Kacem Khlifi, me dit : « Pour la première fois, je me sens déprimé devant ces visages ravagés ». L’un des interviewés déclarait : « Avec la sécheresse, les charges, les dettes et la mévente, nous ne pouvons plus espérer continuer ». Une chape de plomb, nimbée de pessimisme, rejoint la défiance éprouvée par une large proportion de la population face aux carences de l’Etat manquant.
A Gafsa, l’aberration du pouvoir absent produit une situation apte à outrepasser Kafka. Seize personnes parviennent à paralyser la production phosphatière, cruciale pour la Tunisie entière. Le médiateur interroge leur porte-parole et lui demande comment il peut assumer un tel dégât infligé au pays soumis à la crise approfondie.
Le questionné répond : « J’ai 46 ans, quand vais-je vivre ? Le travail est un droit garanti par la Constitution ».
Dans ces conditions démentielles, pareille Constitution charrie une prescription anticonstitutionnelle. Car le droit individuel de travailler n’est pas le droit personnel de saborder la société. Au cœur de ce paradoxe apparaît l’itinéraire dirigé vers la production d’une société où l’essentiel des agents sociaux seraient des fonctionnaires.
Ce rush des attirés par le fonctionnariat signalise la transformation catastrophique donnée à voir pour une transition démocratique.
Le droit de travailler, mis en œuvre à l’ère de Bourguiba, cède le pas au droit de boycotter à l’époque d’Ennahdha, seule au pouvoir, en dépit de ses dits nimbés d’hypocrisie.
Depuis quand les apôtres du système charaïque, d’origine semble-t-il divine, garderaient-ils une conscience tranquille devant l’institution de l’Etat civil ? Aujourd’hui, après la sinistre décennie, une interrogation assiège l’esprit.
Au débouché de quelle historicité la société serait-elle parvenue à ce gâchis imputé aux nahdhaouis ? Le passage de l’ancienne société, pour l’essentiel agraire et  marchande, à la « modernité » oblitérée par un Etat qui n’existe pas, incite la jeunesse à mendier l’emploi. Mais la désindustrialisation et la mise en berne des autres secteurs d’activité exposent le grand nombre à paralyser le système productif pour le contraindre à employer des sureffectifs. Assise entre deux chaises, la société globale agrège les inconvénients de la tradition et de la modernité.
Car, auparavant, le fils du pêcheur devient pêcheur et cette filiation généalogique le prémunit contre le risque de finir chômeur, migrateur, poseur de mines ou malfaiteur.
Maintenant, le fils du bouvier tient à devenir député prêt à tabasser le douanier accusé d’honorer son métier. La déferlante rurale vers la cité concentre tous les problèmes sur une spatialité de plus en plus étriquée. Dès lors, comment solutionner l’insoutenable difficulté ? Sans la vue d’ensemble, maints commentateurs cherchent midi à quatorze heures par leur proposition d’un « nouveau modèle économique ». Cette vue sectorielle occulte le réel tant il s’agit plutôt d’un nouveau modèle social où l’hégémonie cléricale cesserait d’appliquer un programme limité à l’obstruction des voies frayées par l’illustre Bourguiba. Le gangstérisme d’El Karama, épouvantail principal de la tendance cléricale et allié de Mechichi, provient de là. Les mondes sociaux cléricaux entretiennent la haine de l’Etat de droit symbolisé par le panache du grand timonier.

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