L’appartenance

Mon nom  m’appartient, mais dans la mesure où je ne parviens guère à m’en défaire, je lui appartiens. Dès la naissance et à notre insu, nous appartenons parfois à des noms biscornus. Boukhobza, Bousnina, Boukraâ, Bouhdiba, Bouchlaka figurent parmi ces désignations provocatrices, chez certains petits malins, d’un sourire en coin et d’une mimique ironique. La galerie de ces portraits comiques suscite une ambiance douteuse et peu flatteuse.
A la vue de ces moqueurs impénitents, l’envie de les gifler me prend. Bourguiba tenait à modifier ces noms jugés peu enviés. L’un de mes collègues, historien, avait pour nom Fakkoussa, appellation d’une famille de la bourgeoisie tunisoise. Lors d’une réunion au palais, Bourguiba, mine de rien, lui dit, à brûle-pourpoint :
-« Je crois que tu as un nom à changer.
-Pas du tout, monsieur le président.
-Comment pas du tout, Fakkoussa ! ». Depuis, et sur proposition du Grand Combattant, Hamadi Fakkoussa devint Hammadi Chérif. Par le même procès bourguibien, mon collègue Al Ayeb devint Al Ayed. Bourguiba modifia aussi l’appellation de certains villages à l’occasion de ses passages. Sur les bords de Chott el-Jerid, Kriz devint Mahassen. Mais, sur place, les gens ne suivent guère la modification et disent Kriz, malgré son évocation française de la crise. Ni à raison ni à tort, l’appartenance au nom cligne vers la relation avec le corps.
Car l’image renvoyée au regard par le miroir source la bonne humeur procurée lors du sport, tant la sveltesse et la souplesse originent l’allégresse.
Bourguiba, ce médecin du peuple, incitait les citoyens à ingurgiter une alimentation équilibrée sans oublier de bouger. Conscient d’influencer par l’exemple donné, lui-même nageait à la barbe de l’âge avancé.
En ces temps où sévit l’obésité, les bedaines déparent les rues de la cité. Elles pointent vers la consommation des lipides et des glucides aux dépens des protides. A son tour, ce déséquilibre alimentaire a partie liée avec la structure sociale où la classe moyenne rétrécit de plus en plus et reçoit la portion congrue.
A l’échelle planétaire, la notion de nation butte sur l’interdépendance, généralisée, des sociétés. Netanyahu tousse, la Syrie galope devant la mort aux trousses et la Russie tremble pour Tartous. Je ne suis, donc, indépendant ni de mon nom collé à ma vie sans mon avis, ni de mon corps traîné tel un boulet, ni de ma classe sociale, ni de mon pays. Celui-ci inculque une religion révélée sans me consulter.
Cependant, ces mises en relation à l’insu de ma volition dressent des repères au plus haut point rassurants. En effet, que serait mon identité, autrement dit mon adéquation à moi-même, sans mon sentiment d’appartenance à ces multiples contingences ?
Cet immense avantage compense les désavantages. Quand bien même je ne serais pas tordu, l’appellation Bouhdiba m’affuble d’un profil bossu. Bouchalaka fait de moi, l’homme digne, porteur de la belle cravate, une espèce de vulgaire savate. Quand bien même il serait tout à fait arbitraire, le nom propre nous tire d’affaire par l’entremise de son pouvoir identitaire. Une voiture m’expédie sur les roses et le chirurgien, expérimenté, me sectionne les pieds. Qu’à cela ne tienne, répond mon nom. Pour moi, tu es toujours le même avant et après l’accident.
J’arrive en chaise roulante à la banque et ma signature, inchangée, atteste mon identité à la barbe de mes pieds coupés.
Dans ces conditions pratiques, le sociologique l’emporte sur le biologique et je trouve cela bien chic. Voilà ce que veut dire P. Ziff pour qui le nom serait « un point fixe dans un monde mouvant ». et A.  Robbe-Grillet dit : « Tout cela, c’est du réel, c’est-à-dire du fragmentaire, du fuyant, de l’inutile, si accidentel même et si particulier que tout événement y apparaît à chaque instant comme gratuit et toute existence en fin de compte comme privée de la moindre signification unificatrice ». Le nom colmate un vide bientôt attesté par les effets de la mortalité. Valorisateur ou stigmatisateur, le nom colle à la peau et mène en bateau. Il est éternel et, par ce biais, occulte ma condition d’être mortel. Quand. bientôt je m’en irai, il restera.
En attendant, je peux ôter ma veste mais mon nom reste, même si je le déteste comme la peste.
Le nom, si peu pris au sérieux, déploie un champ d’investigation sans frontières et très profond. Mon collègue arabisant, Bou Gamra, se prend pour la lune toutes les fois que je l’appelle par son nom. Aucun sourire ironique n’effleure les lèvres à Aïn Draham lorsque je désigne mon interviewé par son nom, « Bou Dabbouz ».
L’appellation sert à la désignation et n’a cure de la signification colportée par le nom. Celui-ci renvoie, sans médiation, à l’œuvre accomplie et aux mots dits. Le nom Bourguiba renvoie, sur le champ, au voile retiré par la femme à émanciper. Ghannouchi, lui, signifie la noire décennie et la complémentarité imposée à la moitié de l’humanité. Que Dieu lui pardonne !

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