L’arbre du livre cache la forêt aride de la lecture

La Foire internationale du Livre de Tunis fête son 30e  anniversaire. La foire qui vient de se tenir au Palais des Expositions du Kram, est devenue la rencontre annuelle des papivores.  La question qui se pose et s'impose,  est tout simplement «y-a-t-il encore des lecteurs?» Questions corollaires « y-a-t-il encore des livres ?», donc «y-a-t-il encore des éditeurs»?
Une radioscopie de  la Foire du Livre cuvée 2013 est nécessaire, les problèmes, disons les maux,  du livre ne pourraient être diagnostiqués que par des professionnels? Parmi eux, nous avons choisi Mohammed Ennouri Abid, qui fête lui aussi les 30 ans de la fondation de sa maison d'édition «Les Éditions Mohammed Ali Elhammi», il fête aussi ses 10 ans comme président de l’Union des Éditeurs Tunisiens (il vient de passer la main lors du dernier congrès de l’Union), deux mandats comme Président de l'Union des Éditeurs Maghrébins et dix ans comme membre du conseil d'administration de l'Union des éditeurs  arabes .
Les problèmes du livre sont son pain quotidien et la lutte pour la survie de l'édition, moteur de sa vie.

Aujourd'hui, Ennouri Abid est l'un des rares éditeurs tunisiens qui répond aux normes de ce métier. Les éditeurs au vrai sens du métier sont très peu nombreux chez nous. Il entre à la trentième édition de la Foire avec vingt nouveaux titres,  des écrivains du calibre de Youssef Essedik, Hachmi Troudi, et Hédi Timoumi. Ennouri Abid édite les livres de ce dernier depuis trente ans et le  considère comme sa mascotte, puisqu'il a commencé son activité éditoriale par le livre de Timoumi, Annacaht assohyouni fi Tounisi, Les activités des sionistes en Tunisie, qui fut saisi et a été à l'origine de sa première faillite.
Suivons-le à la foire et découvrons avec lui les problèmes majeurs de l’édition et de la foire.

Militer par le livre
Mohammed Ennouri Abid, fondateur et directeur des Éditions Mohammed Ali Elhammi, est un syndicaliste de la première heure. Fonctionnaire ou chef d'entreprise, il ne vit que par la vie associative. Tout d'abord à l'UGET, à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix. Très actif, congressiste au fameux congrès de Korba de l’UGET, arrêté plusieurs fois, il ne désarme pas. Maîtrise de langue et civilisation arabe en poche, il s'installe à Gabès où il est nommé professeur d'arabe, sa femme est professeur de français et militante comme lui.
Bien sûr le couple rejoint l'UGTT et sa femme est vite exclue de l’enseignement à cause de ses activités syndicales lors des mouvements de janvier 1978. En bon Sfaxien et en amoureux du livre, lui qui n'a jamais caché son arabisme qu'il ne voit qu'à travers les activités culturelles et intellectuelles, donc du livre, il ouvre une librairie à Gabès. Atavisme syndicaliste, il affuble son projet du nom du plus célèbre des syndicalistes, rien moins que Mohamed Ali El Hammi. Sa femme avait dû vendre ses parures de mariage pour assurer  le capital.
Il inaugure ses activités éditoriales par le livre de son ami et collègue, Hédi Timoumi, historien aux recherches originales. Les activités sionistes en Tunisie qui fut vite saisi, les négociations durèrent avec le censeur pendant un an, le temps de faire faillite.
Installé à Sfax et publiant une  version arabe de la thèse d’Abdesselem Ben Hmida sur l'histoire du syndicalisme et ayant une promesse orale d'aide de l'UGTT, un changement abrupt à la tête de la centrale syndicale fait s’évaporer les promesses et il se retrouve avec tout un stock sur les bras.
Les Palestiniens chassés en 1982 de Beyrouth débarquent dans le pays avec dans leurs bagages les intellectuels qui ont fui les régimes arabes et qui gravitaient autour de l'OLP, poètes, chercheurs, cinéastes et surtout éditeurs qui trouvèrent refuge à Beyrouth et  soutien de l’OLP. Parmi eux le succulent Souleiman Sobh, intellectuel et éditeur syrien installé à Beyrouth et animant sa maison d'édition Ibn Rochd,  projet  ambitieux soutenu par l’OLP.
 Ennouri Abid monte avec ce dernier et d'autres éditeurs arabes un groupe d'intérêt commun le CAEU (Centre arabe des éditeurs unis), mais l'expérience ne durera pas après la disparition de Souleiman Sobh.. Ennouri Abid garde toujours  le nom de sa maison d'édition CAEU Med Ali.

Le livre pédagogique en sauveur
Dernière tentative, fin des années quatre-vingts, Ennouri Abid ira jusqu'à vendre son oliveraie, héritage de ses aïeux. Combien il est dur pour un Sfaxien de vendre le "Zeitoun", il le fait en jurant de restituer le capital. Il se lance dans l'édition des livres pédagogiques, Ennouri Abid déteste le mot parascolaire. C'est la réussite et il lance alors des collections couvrant toutes les disciplines et toutes les matières, avec sérieux et abnégation. Y-a-t-il mieux que Sfax pour faire aboutir un tel projet? Le sérieux, la ponctualité et la qualité des enseignants y sont réunis.
Les livres pédagogiques des Editions Mohmed Ali tiennent le haut du pavé. Même les mères analphabètes viennent réclamer au libraire du coin le plus reculé Sygma, sa collection de sciences physiques. La maison redresse ses comptes  et dégage des bénéfices, de quoi investir dans le livre culturel, le livre d'auteur et permettre à Ennouri Abid de trouver le temps pour militer au sein des syndicats du métier et défendre le livre et l’édition. Il affirme que le livre pédagogique finance les collections qu'il a lancées et lui permet d’atteindre le chiffre de plus de cinq-cents titres.
Cette année, la maison fête ses trente ans sous le titre Thalathoun sang Fi risquât al kottab (trente ans en compagnie du livre) et inaugure une nouvelle expérience celle des Éditions Lumière Attanwir. Cette année, pas moins de vingt titres sont proposés  au stand des Éditions Mohammed Ali Elhammi, dont les auteurs sont aussi prestigieux que Youssef Seddik, Hachmi Troudi, Mohammed Haddad, Hadi Timoumi, Seddik Jeddi, Fadhila Chebbi.

Les plaies du livre
Sur le bilan il avoue que s'il maintient l’équilibre de la maison qui fait vivre sept familles, des problème inhérents au métier se posent encore, les mêmes pour tous les éditeurs professionnels.
Quels sont ces problèmes ?
Comme il l’a scandé lors de ses dix ans à la tête de l’Union des éditeurs tunisiens, Ennouri Abid répète sans  cesse que «le problème essentiel qui entrave le livre est l’absence d’une politique nationale du livre selon les définitions de l’UNESCO.»
Deux questions restent à résoudre : «l’absence d’un vision globale du livre comme étant un secteur stratégique économique et culturel. Cela est dû à la dispersion des intervenants et de la législation à travers plusieurs ministères. L’absence d’un Organisme unique qui s’occupe des problèmes du livre en définissant une politique claire du secteur afin de coordonner entre tous les intervenants, auteurs, imprimeurs, éditeurs, distributeurs, libraires, lecteurs et ministères. La création du Centre national du Livre est urgente. La grande plaie est que 80% de l’activité du secteur est entre les mains du secteur public. Plus particulièrement le livre scolaire qu’il faut libéraliser à l’instar de l’Europe et du Maroc.»
L’autre problème est celui de la subvention de l’État dans le secteur en acquisition et soutien par la subvention du papier. «Est-il concevable, s’indigne-t-il, qu’une subvention de 500.000dinars pour le papier et un million de dinars pour l’acquisition des ouvrages n’ait pas bougé depuis dix ans alors que les titres ont été multipliés par dix ? Et ne parlons pas de l’inflation.»
Les techniques de saisie et le développement des technologies ont engendré une explosion de l’édition à compte d’auteur qui bouscule la commission de l’achat des livres par l’État et pousse à l’effritement des efforts.
Pour les  écueils indirects, Ennouri Abid  explique que «le livre souffre de l’absence d’une législation cohérente en corrélation avec les autres secteurs, ainsi que la non programmation des éditions récentes aux programmes scolaires et l’absence des bibliothèques scolaires ou la stagnation de celles qui existent. Un livre dans chaque bibliothèque publique et un autre dans les grands lycées ou collèges feront du livre un secteur florissant.»
Au lieu de s’améliorer, la situation du livre s’enlise dans les difficultés avec l’annulation de certains acquis comme le financement par l’État des frais d’expédition des livres à l’export, et la non-utilisation du million de dinars bloqué obtenu à travers les taxes sur les photocopieurs et, bien sûr, les problèmes socio-civilisationnel : la télévision, le téléphone portable, la tablette et l’absence totale de toute politique de l’initiation à la lecture.
«Plusieurs études ont été envoyées aux ministères concernés, mais toutes les propositions sont restées lettre morte», nous avoue-t-il.
Les assises du livre, la législation simple, claire et applicable, le Centre national du livre constituent des solutions urgentes.
Pour se développer, Ennouri Abid est parti chercher des groupes d’intérêt à travers le monde arabe. C’est ainsi qu’il lance une expérience originale avec deux éditeurs : l’un libanais, l’autre égyptien. Le résultat est Attanwir. Une sorte de conglomérat d’intérêt commun pour réunir les efforts de trois éditeurs arabes et qui tablent pour le moment sur soixante-quinze titres par ans, vingt-cinq de chaque pays et qui seront imprimés dans le même format dans les trois pays. Plusieurs titres maintenant portent le logo Attanwir. Attanwir a ouvert un centre culturel et du livre au Caire et se lance dans un programme ambitieux de diffusion des ebooks arabes grâce à la vente à distance.

 La foire du livre reviendrait aux professionnels
«On connaît depuis longtemps les avantages et les inconvénients de la Foire du livre». Des études et propositions ont été déposées à tous les niveaux et on ne connaît toujours pas les raisons qui poussent l’État à ne pas céder l’organisation de la Foire aux professionnels.
Ennouri Abid, en professionnel connaissant les méandres de la foire, analyse. «Ce n’est pas seulement la Foire de Tunis qui pose problème. Cette foire n’est que la partie apparente de l’iceberg. Il existe les problèmes des foires internationales, les foires régionales et la gabegie de l’organisation de foire sauvages par le tout-venant.
« Sur le plan local, l’anarchie règne dans l’organisation des foires locales que ce soit par les privés ou par les organismes locaux et régionaux. Souvent des commerçants qui n’ont aucune relation avec le métier. Vous n’avez qu’à remarquer des foires permanentes devant les gares routières et ferroviaires et la qualité des livres proposés.
 Aucune loi ne régit ces foires sauvages ni dans le genres de livres proposés, leurs origines, ni les dates et lieux de leurs organisations, les prix et les normes de ces foires. C’est pourquoi qu’un cahier des charges est urgent. Des tentatives ont été réussies depuis l’année dernière dans le cadre du Printemps du livre, quand l’Union des écrivains, avec la participation du  ministère de la Culture,  a réussi à organiser une foire dans chaque gouvernorat, mais le projet doit être affiné sur le plan de l’organisation et du soutien.»
Quand aux foires internationales qui se divisent en foires professionnelles (Francfort, Bologne, Dakar et Iran) ou foires commerciales (Paris, Alger, Maroc, Libye, Liban, Koweït, Charga et Masqat),  elles «exigent une très grande intervention de l’État qui doit reconnaître le livre comme moyen de rayonnement culturel et économique car le livre est  un produit d’exportation très rentable.»
Quant à la foire annuelle de Tunis, Ennouri Abid porte la voix des professionnels qui luttent pour organiser cette foire eux-mêmes, par le truchement du Centre national du Livre au sein duquel ils seront représentés et actifs pour résoudre le problème fondamental : l’absence d’espace d’exposition.  Tout un projet affiné est entre les mains de l’Union des éditeurs Tunisiens. Il suffit de passer à l’action.

La foire, une belle opération économique et culturelle.
Selon des estimations connues, le chiffre d’affaires de la foire est de 800.000dinars, dont 550.000partent pour la location du Palais des Foires. Si l’État avait son espace d’expositions cela aiderait le livre à devenir rentable.
La foire dégage entre 70 et 80.000dinars de bénéfice, mais qui en profite ?
Si les activités culturelles et les animations sont réussies, il reste énormément de problèmes à résoudre quant à la diversité des exposants, la qualité des livres et les moyens de drainer le public.
Pour cette session, un seul bilan : dramatique. L’affluence est la plus basse depuis des années. Bien sûr sont en cause la psychologie sociale à l’ombre du terrorisme et les menaces dans les espaces publics, exagérées par les moyens de communication.
Mais on ne désarme pas.
Ennouri Abid, dont tous les observateurs ont remarqué l’activité accrue lors de cette foire, tient à dire «je continuerai à lutter pour le livre et cela ne se passe que par le respect de l’auteur, que j’accompagne depuis la copie jusqu’à la librairie et au lecteur final ; le respect du métier du diffuseur et du libraire et surtout la recherche de la qualité des œuvres.» Il ajoute:«Si le livre scolaire est libéré, nous gagnerons tous. Un beau livre scolaire qui ne sera pas vendu, mais proposé par les établissements scolaires contre une cotisation annuelle par élève. Un livre beau et bien imprimé vit cinq ans au lieu d’être jeté. Chaque fin d’année une forêt d’arbres est jetée sous forme de livres et de cahiers devant chaque lycée et école. Avec les éditeurs privés, la diversité pédagogique sera assurée.»
On se quitte, car un spécialiste ira négocier avec Ennouri Abid à propos du laboratoire du livre électronique qu’il a monté à Sfax et auquel il met les dernières touches pour la diffusion du livre électronique, il travaille avec des laboratoires en Inde et en Jordanie. «Il faut préparer l’avenir» dit-il. Son fils Wael s’apprête à prendre la relève, il lance une collection de manga tunisiens. Un succès de la foire. Sur le porte-document offert à l’occasion du 30e anniversaire de sa fondation Éditions Mohammed Ali Elhammi,  est inscrit : «2013 est l’année du passage à l’édition électronique.» Nouvelle gageure.
Trois chiffres résument l’aventure éditoriale des Éditions Mohammed Ali Elhammi. 5OO titres. 8% du chiffre d’affaires réalisés à la Foire du livre, 70% du chiffre d’affaires réalisés par le livre pédagogique. Nos élèves et leurs parents financent romans et études.

Abdelkrim GABOUS


 

 

 

 

 

 

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