L’arbre qui cache la forêt

La ville d’El Hencha, au nord de Sfax, vit encore sous le choc à la suite des évènements advenus depuis deux semaines. Les tensions sont perceptibles sur les visages, dans les paroles et autour de la ville. Après le gel des élections de l’Association du Développement (Jamiyat at-tanmiya), tous attendent avec angoisse le sort de la «ville du million d’oliviers». Reportage.

 

«Ce qui nous intéresse ce ne sont pas ces clivages politiques, ni ces affrontements idéologiques. Nous en avons marre ! Nous voulons les services de base : santé, eau potable, justice, prestations administratives durables et efficaces.

Aujourd’hui, j’ai payé 11 dinars pour arriver à l’hôpital d’El Hencha en patientant avec mon enfant, ils m’ont seulement répondu avec ces deux mots : le médecin est absent. Cette scène désolante se répète partout : à la poste, à la Mairie, à la Délégation… nous en souffrons tant!» C’est avec ces propos pleins d’amertume, que Jamel (35 ans) de Bir Saleh, nous a accueillis vendredi 7 septembre à la station de bus, au centre d’El Hencha, exprimant ainsi à haute voix sa misère et celle de milliers de jeunes issus de la Délégation, située à 45 km au nord de Sfax.

En fait, la «ville du million d’oliviers» a connu récemment (les nuits de 23, 24, 25 août) une série de violentes émeutes opposant les forces de l’ordre et des jeunes indignés.

La cause ? Là, sans surprise, les versions divergent : les Nahdhaouis accusent l’«extrême gauche», cette dernière accuse le parti islamiste, le ministre de l’Intérieur et le gouverneur de Sfax.

Cependant, une chose est sûre, le processus organisant la réélection de nouveaux membres de l’Association du Développement d’El Hencha, qui gère les microcrédits dans la Délégation, n’a pas fait l’unanimité des citoyens. Au contraire, la tenue d’élections, prévue dans la matinée du 22 août et suspendue jusqu’à présent, semble être la goutte qui a fait déborder le vase.

 

 Un film de terreur

Sur la manière dont le drame d’El Hencha a commencé, les multiples témoignages recueillis sont concordants. Le 22 août, jour du vote, la tension était à son comble. La population réunie dans la maison de la Culture assistait au vote du nouveau bureau de l’Association du Développement.

 Rapidement, les échanges entre partisans du vote et ses adversaires se sont faits de plus en plus virulents. La situation a dégénéré lorsque le jeune Sellami a agressé le «vieux» Mahjoubi, connu pour être un pro-nahdhaoui. Le soir même, Sellami, travaillant dans son champ à 5 km de la ville, a été attaqué et frappé sans pitié par trois jeunes parents de Mahjoubi. Dès lors, tout s’est enchaîné rapidement : actes de violence, barrages sur routes, pneus brûlés, une voiture civile et une autre appartenant à la police mises à feu, tentative d’incendier le poste de police de la ville, etc. La situation était incontrôlée et incontrôlable.

La réponse des autorités publiques n’a pas beaucoup tardé. Le lendemain, les renforts sécuritaires arriveront de Sfax et commencent à «réprimer les citoyens sans distinction».

La Ligue tunisienne de droits de l’Homme (LTDH) a répertorié plusieurs violations des Droits de l’homme : torture (lors des poursuites, dans les véhicules d’arrestation, dans le poste d’El Hencha), usage de gaz lacrymogènes dans les zones populaires contiguës, agression d’un médecin, immobilisation d’une ambulance, agressions physiques et morales (insultes, menaces de viol…), irruption dans les maisons, cas d’asphyxie chez des nourrissons, enfants, personnes âgées et femmes.

Bref, «un film d’action ou un reportage de guerre à Gaza s’est déroulé à El Hencha les nuits des 23, 24, 25 août», selon plusieurs témoins oculaires. La suite des évènements est tout aussi tragique. Des dizaines de jeunes ont été arrêtés, dont dix-sept ont immédiatement comparu devant le juge d’instruction au tribunal de Sfax. Le 27 août, les habitants d’El Hencha manifestaient en signe de solidarité devant le gouvernorat de Sfax pour exiger la libération des leurs. Cependant, le gouverneur a refusé de les rencontrer «considérant que l’affaire n’est pas de son ressort, mais de celui de la justice». Le lendemain, face à la colère des habitants, l’UGTT a décrété une grève générale largement suivie. Le 6 septembre, le tribunal a libéré provisoirement le dernier détenu, «en attendant les suites des enquêtes judiciaires».

 

Démission de l’Etat 

 Considéré comme «pro-Ennahdha»  par une grande partie de la population, le gouverneur de Sfax, M. Fathi Derbali, lors d’une conférence de presse mardi 28 août, a évoqué «un complot bien orchestré par certains partis politiques qui ont voulu exploiter la misère de quelques jeunes délaissés pour déstabiliser la ville et créer le chaos». Sa preuve ? La saisie de plusieurs cocktails Molotov préparés par les «agitateurs» pour défier les agents de sécurité. Pour lui, un minimum de respect de la loi et de l’ordre public devrait être établis par tous les moyens. Quant aux attentes de ses concitoyens, sa réponse est catégorique : «pour les projets du développement dans cette région, nous étions en congés d’été. Nous avons aussi besoin de trois mois après l’adoption de la loi de finances pour achever les procédures.

En outre, l’administration tunisienne travaille maintenant à mi-temps.

Pourtant, nous avons démarré les travaux d’aménagement de la zone industrielle, achevé l’élargissement de l’hôpital principal.

En fait, le développement et l’investissement pour lesquels nous œuvrons, requièrent la stabilité, la sagesse et la patience des citoyens», nous a-t-il expliqué. Cette «preuve» dont M. Derbali parlait est bel et bien réfutable, rétorque Zoubeir Louhichi, représentant de la LTDH à Sfax-Nord. C, car il a examiné ces bouteilles présumées être des cocktails Molotov. Ce sont des «bouteilles de vin (Harmonica) vides et ne contenant aucune trace ou odeur de combustibles». Selon lui, cette crise d’El Hencha aurait pu être évitée si les représentants de la Troïka (notamment Ennahdha) avaient cru au dialogue et aux solutions consensuelles.

«En fait, ils se servent des rouages de l’Etat pour imposer le silence aux opposants.

La torture est devenue aujourd’hui une pratique courante, une arme qu’on affiche souvent pour réprimer tout mouvement de revendications sociales. Nous les avons aussi vu à l’Hôpital Hédi Chaker, à Sidi Bouzid ou encore à Gafsa…

Par contre, le gouvernement reste immobile face aux violences commises par les Salafistes. Pour ces derniers, Ennahdha exige paradoxalement le recours au dialogue. Nous n’allons pas nous taire ! Nous avons déposé une plainte contre les coupables qui ont commis ces crimes de torture et d’intimidation».

Membre du bureau d’Ennahdha à El Hencha, M. Touhami Derwich, a de son côté catégoriquement démenti toutes les accusations portées contre son parti. «Nous avons déposé une plainte contre l’ex-conseiller, Ayoub Messoudi, à cause des diffamations et accusations gratuites qu’il a publiées sur Ennahdha, soit ici à El Hencha, soit ailleurs», a-t-il avancé. Avant de poursuivre : «Ces instigateurs doivent pourtant se rappeler qu’Ennahdha a assumé cette responsabilité dans un climat assez critique et que l’escalade ne profitera à personne. Aujourd’hui, nous avons réellement besoin d’un exercice de l’opposition plus sage et moins radical afin de mener à bon port cette embarcation fragile.»

 

«L’arbre cachant la forêt»

 Non loin de là, la section de Sfax de l’UGTT guette ces évènements avec beaucoup de préoccupation.

Le 25 août dernier, elle a publié un communiqué de soutien aux habitants d’El Hencha, condamnant «l’usage de la force et celui de tous les moyens d’oppression sauvages à l’encontre des habitants de la région.» «Ennahdha mène aujourd’hui une politique semblable à celle de Ben Ali : ils oppriment les gens, éliminent les opposants, monopolisent les décisions publiques.

Pis, ils instrumentalisent la religion», nous a avoué sans hésitation Mohamed Chaâbane, Secrétaire général de la Centrale syndicale.

Et ce dernier ne dissimule pas son inquiétude sur le sort des libertés et des objectifs de la Révolution.

Les exemples «sur leur tendance autoritaire» se multiplient. «Depuis quelques jours, Ennahdha venait de désigner, ici à Sfax, une nouvelle délégation spéciale pour gérer une mairie, sans aucune consultation avec les autres partis politiques ni avec la société civile», a-t-il ajouté.

Le constat est partagé par Zouheir El-Gharbi. Agé de 48 ans, cet acteur politique, arrêté lors des émeutes et libéré le 1er septembre, est depuis en état de choc. «Dans la voiture, ils m’ont menacé de viol», se souvient-il. Avant d’accuser sans mâcher ses mots : «Ce qui menace El Hencha et sa cohésion sociale est ce fléau du terrorisme intellectuel.

Tout opposant à Ennahdha est désormais accusé d’être infidèle, dépravé, voire ennemi de l’Islam !», s’exclame-t-il. Toutefois, pour Mohamed Azzouz, le conflit autour de l’élection du nouveau bureau de l’Association du développement local n’est que «l’arbre qui cacherait la forêt».

Originaire de la région, ce professeur d’histoire au lycée, accessoirement militant au sein des Patriotes démocrates unifiés, a suivi de près ces évènements.

Pour lui, ces tensions que l’on voit aujourd’hui se produire à El Hencha et dans plusieurs autres villes de l’intérieur ne sont que l’aboutissement d’«une longue histoire de marginalisation systématique, d’injustice, de corruption, depuis 1956».

Et pour panser ces «plaies béantes» et guérir cette «frustration sociale», les citoyens d’El Hencha (environ 50.000 habitants) insistent sur la traduction des promesses en faits et plaident pour la promotion de la zone industrielle (abandonnée depuis des décennies), la réforme des services administratifs, l’ouverture d’un hôpital moderne, d’un bureau de l’emploi, d’une section de la STEG, de la SONEDE et de la CNAM.

Bref, tout un programme illustrant la présence de l’Etat dans la région. En attendant ? El Hencha n’a qu’à ravaler son amertume.    

      

 Med Abdellahi Ould Mohameden

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